Texte original publié le 2 novembre 2012 comme article Facebook. Archivé ici le 29 décembre 2012.
Exploration de quelques cas d’outrages au tribunal et de désobéissance civile, de Gabriel Nadeau-Dubois à Henry-David Thoreau, en passant par Michel Chartrand et le front commun intersyndical de 1972.
La reconnaissance de culpabilité pour outrage au tribunal de Gabriel Nadeau-Dubois[ref]Lisa-Marie Gervais, Le Devoir, 2 novembre 2012, «Le défi à la loi est le plus sûr chemin menant à la tyrannie», http://ledevoir.com/…[/ref], prononcée hier par le juge Denis Jacques de la Cour Supérieure du Québec, a provoqué de nombreuses réactions, en attente de l’annonce de sa peine. Nadeau-Dubois a annoncé ce vendredi matin qu’il porterait sa condamnation en appel. Deux extraits du jugement semblent particulièrement révélateurs de la posture du juge:
«Se disant agir pour le respect de la démocratie, Gabriel Nadeau-Dubois incite au non-respect des ordonnances rendues par les tribunaux, dont celle en faveur du demandeur Morasse. Ce faisant, il prône plutôt l’anarchie et encourage la désobéissance civile. […]
Au lieu de soutenir cette règle fondamentale qui repose sur le principe de la primauté du droit, pierre d’assise de notre société libre et démocratique, le défendeur Gabriel Nadeau-Dubois a choisi la voie de l’affront et de l’incitation au non-respect des injonctions, dont celle obtenue par le demandeur[ref]Denis Jacques, Cour Supérieure du Québec, 1er novembre 2012, «Jugement sur requête en outrage au Tribunal»), http://www.lapresse.ca/…[/ref]».
L’impartialité de Denis Jacques est déjà questionnée, entre autres par ses liens passés avec le Parti libéral (du Canada et non du Québec, comme certains l’interprètent hâtivement). Ces allégations se réfèrent jusqu’à maintenant à une seule source, soit un article écrit dans La Presse en 2005 par le réputé journaliste d’enquête André Noël. Les prochains jours pourraient apporter un éclairage intéressant à ce lien ténu.
«Nommé à la Cour supérieure en 2004, Denis Jacques était pressenti pour être candidat libéral dans Québec aux élections de 2004. Il était alors conseiller juridique pour les libéraux de cette circonscription[ref]André Noël, La Presse, 29 avril 2005, «Nominations des juges: des magistrats au passé libéral»[/ref]».
Le cas rappelle évidemment à ceux qui l’ont vécu ou aux plus jeunes qui ont lu à son propos celui des trois syndicalistes Marcel Pepin, Louis Laberge et Yvon Charbonneau, leaders du Front commun intersyndical de 1972, qui ont été condamnés à la prison pour outrage au tribunal[ref]Archives de Radio-Canada, 11 avril 1973, Émission Actualités 24, «Les chefs syndicaux en prison», http://archives.radio-canada.ca/…[/ref]. La situation est résumée ainsi dans une courte publication provenant du Syndicat des Travailleurs et Travailleuses de la SAQ:
«Le 26 avril 1972, les présidents Louis Laberge, Marcel Pepin et Yvon Charbonneau reçoivent une ordonnance de comparution en Cour pour outrage au tribunal, parce qu’ils ont conseillé aux grévistes de défier les injonctions. Le juge Pierre Côté leur assène la peine maximale, un an de prison. Le lendemain du prononcé de la sentence, les trois présidents prennent le chemin d’Orsainville. Ils ont quinze jours pour en appeler de la sentence. Mai 1972, commencent alors ce que l’histoire a appelé les « Événements de mai 1972 ». Près d’un demi-million de grévistes vont participer à un vaste mouvement de débrayages spontanés et… illégaux pour réclamer la libération de leurs leaders. Le Québec tout entier est confronté à une immense vague de désobéissance civile. Après neuf jours de débrayage, le 18 mai, les trois chefs décident de porter leur cause en appel et demandent aux grévistes de retourner au travail. […]
Le 27 février 1973, les trois présidents syndicaux séjournent toujours à la prison d’Orsainville et une surprise les attend car c’est au tour de Michel Chartrand de les rejoindre pour quatre jours. Ce dernier a été arrêté la veille à son domicile à Richelieu et des policiers de la Sûreté du Québec l’ont escorté jusqu’à la prison. Le délit dont on l’accuse: en juillet de l’année précédente, il a été arrêté en compagnie de 44 autres personnes qui manifestaient contre les clubs privés de chasse et de pêche et condamné à 10 $ d’amende. N’ayant pas les moyens de payer des amendes chaque fois qu’il se promène dans son pays, ainsi qu’il le précise, Chartrand a choisi… la prison![ref]Dany Lefebvre, Syndicat des Travailleurs et Travailleuses de la SAQ, 23 septembre 2004, «Le Front Commun Intersyndical de 1972», http://www.stsaq.com/…[/ref]»
Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ), 25 mai 1972. Photo François Demers, graphisme Jean Gladu. Archives CSN.
Michel Chartrand n’était pas à ce moment à son premier ou dernier débat avec la justice ni séjour en prison. Partisan de la désobéissance civile jusqu’à la fin de sa vie, il avait par ailleurs donné son appui aux étudiants et étudiantes, particulièrement à la CASSÉE (ancêtre de la CLASSE), pendant la grève de 2005 contre les coupes à l’aide financière. Alors âgé de 89 ans, il avait entre autres déclaré, à propos des tactiques plus radicales associées au syndicalisme de combat:
«Il faut faire ce que vous faites quand on pense qu’on est dans son droit […] C’est un point important dans l’histoire du Québec et dans l’histoire du mouvement étudiant. L’autre pas qu’il faut faire, c’est l’instruction gratuite, y compris dans les universités![ref]Michel Chartrand cité par Radio-Canada, 28 mars 2005, «Michel Chartrand appuie les étudiants», http://www.radio-canada.ca/…[/ref]»
Dans la foulée de la Crise d’octobre de 1970, Michel Chartrand avait passé plusieurs mois en prison, accusé en compagnie de Pierre Vallières, Charles Gagnon, Robert Lemieux et Jacques Larue-Langlois de «conspiration séditieuse». Ce fût bien davantage une occasion pour ces grands orateurs de faire le procès du système de justice canadien. Pendant ce qu’on surnomme «Le procès des Cinq», ces militants réussirent non seulement à faire valoir leur cause et annuler le procès en non-lieu, mais aussi à forcer le juge Roger Ouimet, nommé par le Parti Libéral, à se récuser. Les meilleurs extraits des procédures ont été réédités récemment par la maison d’édition Lux et interprétés par les Zapartistes, en plus d’avoir fait l’objet d’une reconstitution dans une série télévisée sur Chartrand il y a quelques années. Au premier jour du procès, le 8 janvier 1971, Chartrand s’était mérité quatre outrages au tribunal coup sur coup et une condamnation immédiate à un an de prison, lors d’un échange particulièrement savoureux:
«Le juge Ouimet: Avez-vous une demande à faire éventuellement?
Michel Chartrand: Une demande à faire? Ah non, je n’ai pas de demande à faire.
Ouimet: Mais vous avez demandé d’être amené ici.
Chartrand: J’avais des requêtes à faire devant le juge qui va entendre mon procès. C’est-ti vous?
Ouimet: Peut-être.
Chartrand: Si c’est vous, bien, moi je veux vous récuser si c’est vous, pour toutes les raisons que vous savez puis d’autres que vous rajoutez quotidiennement. Vous ne les savez pas? Vous voulez que je les énonce? […] Je ne suis pas pressé, j’ai jusqu’au 1er février. Mais c’est que je ne veux pas vous avoir sur le banc parce que vous êtes préjugé, partial et fanatique. […] Vos opinions, vous les avez puis tout le monde les connaît.
Ouimet: C’est tout ce que vous avez à dire?
Chartrand: Oui, je trouve que c’est suffisant.
Ouimet: Vous ne vous souvenez pas que ça va être jugé par un juge et un jury?
Chartrand: Oui, oui, mais seulement je ne veux pas que le jury se fasse ennuyer par le juge qui est préjugé, partial et fanatique. C’est clair ça ? Puis le minimum de décence pour un juge quand quelqu’un est moralement convaincu qu’il n’y aura pas d’impartialité, c’est de récuser, ce que vous n’avez pas fait quand ça vous a été demandé trois fois à date.
Ouimet: Alors le juge en question vous trouve coupable d’outrage au tribunal.
Chartrand: Ah, vous êtes comique vous, vous êtes un gros comique. Vous êtes plus petit et plus bas que je pensais. Vous récusez-vous ou bien vous ne vous récusez pas?
Ouimet: Je ne me récuse pas et je vous trouve coupable d’un deuxième outrage au tribunal. […] Chartrand: Oui, ça c’est facile, c’est ce qu’il y a de plus facile quand on est derrière la police. Ça, on sait ça. Mais vous récusez-vous ou bien vous ne vous récusez pas?
Ouimet: Je ne me récuserai certainement pas.
Chartrand: Ah, ah, tu vas voir, mon blond, que je ne comparaîtrai pas devant toi, mon blond. Je te garantis ça.
Ouimet: Troisième outrage au tribunal.
Chartrand: Je te garantis ça. Donnez-en un autre. Allez, quatrième outrage au tribunal, cinquième outrage au tribunal.
Ouimet: Je vous condamne…
Chartrand: Le juge Ouimet est fanatique, partial…
Ouimet: Je vous condamne à un an de prison.
Chartrand: Un an de plus, mon cher, si ça te fait plaisir. Infect personnage.
Ouimet: Sortez-moi ça.
Chartrand: Pouilleux.
Ouimet: Eh bien, ça été moins mal que je pensais[ref]Le procès des Cinq, 2010, Lux Éditeur, 144p., http://www.luxediteur.com/…[/ref]».
Avec des répliques aussi bien senties, le personnage de Michel Chartrand a un fort potentiel d’inspiration pour la jeunesse québécoise révoltée par la répression policière et les abus d’autorité politique des derniers mois. Il n’est pas surprenant que ses mots aient été au centre dans les dernières heures d’une très forte réaction virale sur le net. En effet, un montage-photo a été réalisé en fin de journée par Mario Jean, photographe et vidéaste montréalais ayant amplement couvert la grève étudiante[ref]Mario Jean / MADOC Studio, Le Printemps québécois (galeries photographiques), 2012, http://printempsquebecois.com[/ref]. L’image originale, publiée sur la page du studio MADOC, a dépassé les 4000 partages sur Facebook quelques heures à peine après sa mise en ligne, et continue de circuler abondamment.
Reprenant une citation attribuée à Michel Chartrand («Quand les bandits sont au pouvoir, la place d’un honnête homme est en prison»), le montage juxtapose les visages des maires de Laval et de Montréal, Gilles Vaillancourt et Gérald Tremblay, qui font tous deux face à des allégations sérieuses de corruption liées à la Commission Charbonneau, ainsi que celui de Jean Charest, premier ministre déchu ayant repoussé jusqu’au bout la tenue de cette commission qui éclabousse maintenant le Parti libéral. Alors que ces trois «bandits au pouvoir» sont encadrés de rouge, le visage de Gabriel Nadeau-Dubois, associé à la figure de «l’homme juste», est conservée en noir et blanc.
© Mario Jean / MADOC – Image reproduite avec la permission du photographe.
La citation en question est forte et avait d’ailleurs déjà ressurgi pendant la crise étudiante, entre autres le 4 juin à Québec, lorsqu’une arrestation de masse a interrompu une marche paisible. Le député de Québec Solidaire Amir Khadir avait été interpellé et menotté à cette occasion[ref]Matthieu Boivin, Le Soleil, 5 juin 2012, «Manifestations: Amir Khadir arrêté à Québec», http://lapresse.ca/…[/ref]. Ces mots lui ont très certainement été inspirés par ceux d’Henry David Thoreau:
«Sous un gouvernement qui emprisonne n’importe qui injustement, la vraie place d’un homme juste est aussi en prison.»
Ces derniers sont tirés du texte Resistance to Civil Government écrit par Thoreau en 1849 et retitré de façon postume «Civil Disobediance» en 1866[ref]Henry David Thoreau, 1849, Resistance to Civil Government, Texte intégral en ligne sur http://thoreau.eserver.org/…[/ref]. Oeuvre phare pour les théoriciens de la désobéissance civile et ses grandes figures les plus connues (Martin Luther King et Gandhi, notamment), cet ouvrage a été inspiré par un très court séjour en prison vécu par son auteur. Après avoir refusé de payer ses taxes comme moyen de protestation contre l’usage militaire qui en était fait, Thoreau avait passé une nuit emprisonné en 1846, ce qui l’a ensuite poussé à écrire cet essai[ref]Wikipédia, «La désobéissance civile», http://fr.wikipedia.org/…[/ref]. Voici la citation originale dans son contexte:
«Under a government which imprisons any unjustly, the true place for a just man is also a prison. […] If any think that their influence would be lost there, and their voices no longer afflict the ear of the State, that they would not be as an enemy within its walls, they do not know by how much truth is stronger than error, nor how much more eloquently and effectively he can combat injustice who has experienced a little in his own person. Cast your whole vote, not a strip of paper merely, but your whole influence. A minority is powerless while it conforms to the majority; it is not even a minority then; but it is irresistible when it clogs by its whole weight. If the alternative is to keep all just men in prison, or give up war and slavery, the State will not hesitate which to choose.
If a thousand men were not to pay their tax-bills this year, that would not be a violent and bloody measure, as it would be to pay them, and enable the State to commit violence and shed innocent blood. This is, in fact, the definition of a peaceable revolution, if any such is possible. If the tax-gatherer, or any other public officer, asks me, as one has done, « But what shall I do ? » my answer is, « If you really wish to do anything, resign your office. » When the subject has refused allegiance, and the officer has resigned his office, then the revolution is accomplished.»
Revenons à l’outrage au tribunal, en apportant une forme de conclusion face aux stratégies telles que celle de Michel Chartrand, qui contestait le système juridico-politique à l’intérieur même de celui-ci (mais aussi à l’extérieur, dans la rue). Pour ce faire, un extrait de la postface de Francis Dupuis-Déri tirée du livre Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression (Victor Serge, 1925, réédité chez Lux en 2010) ouvre une réflexion intéressante:
«Des activistes de sensibilité anarchiste peuvent entretenir un rapport ambigu avec le militantisme juridique. Voilà une bien vilaine contradiction, quelle perte de temps que de manoeuvrer dans le cadre du système! Les causes portées devant un juge sont souvent très longues, les audiences ajournées et reportées. Il n’est donc pas surprenant que les prévenus préfèrent plaider coupable, puisqu’il ne s’agit que de payer une amende, pour en finir le plus vite possible. Pourtant, la répression policière offre une opportunité pour se mobiliser et défier l’État et la police […].
S’organiser sur une base autonome pour se défendre et défendre des alliés contre les attaques judiciaires s’inscrit dans une longue tradition anarchiste. Un petit comité de trois ou quatre personnes déterminées, avec peu de ressources, parvient parfois à donner beaucoup de fil à retordre aux policiers, juges et avocats, qui disposent eux de ressources immenses. […]
Ce sont donc très souvent des anarchistes, qui à priori n’ont aucune confiance envers le système pénal, qui s’activent pendant des années sur le front juridique. Il importe dans tous les cas d’être solidaire de toutes les personnes du mouvement ciblées par les autorités, même des activistes affiliés à des tendances rivales, ou jugées trop modérées ou trop radicales[ref]Francis Dupuis-Déri (2010) en postface de Victor Serge (1925 rééd. 2010), Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression, Lux Éditeur, 228 p., http://www.luxediteur.com/…[/ref]».
Lecture complémentaire
Petit billet pédagogique de Me Véronique Robert, faisant la distinction entre un outrage civil et un outrage criminel:
Gabriel Nadeau-Dubois et l’outrage civil (3 novembre 2012)
Mise à jour, 5 décembre 2012
Le juge Denis Jacques a annoncé sa décision d’imposer une peine de 120 heures de travaux communautaires à Gabriel Nadeau-Dubois pour l’outrage au tribunal dont il l’a reconnu coupable[ref]Radio-Canada, 5 décembre 2012, «120 heures de travaux communautaires pour Gabriel Nadeau-Dubois», http://radio-canada.ca/…[/ref]. Celui-ci prévoit toujours porter sa condamnation en appel, tel qu’il l’avait déjà annoncé le 2 novembre:
«C’est un jugement avec lequel je ne suis pas d’accord. C’est un jugement, en tout respect pour la Cour, que je trouve erroné sur plusieurs plans. […] Je n’ai pas prôné l’anarchie, je n’ai pas prôné le désordre. J’ai prôné et je prône encore l’accessibilité à l’éducation. […] Je ne peux pas accepter qu’à cause de mon jugement, des gens, dans le futur, au Québec, aient peur de défendre leurs convictions politiques, même si elles sont défendues par des dizaines de milliers de personnes[ref]Gabriel Nadeau-Dubois, 2 novembre 2012, conférence de presse, http://www.youtube.com[/ref]».
Gabriel Nadeau-Dubois annonçant son appel en conférence de presse, 2 novembre 2012
(© Mario Jean / MADOC – Image reproduite avec la permission du photographe.)
Notons que depuis que Gabriel Nadeau-Dubois a prononcé les paroles qui lui ont valu une condamnation pour outrage au tribunal, les trois «bandits» représentés dans le montage de Mario Jean ont tous quitté le pouvoir: Jean Charest a été battu aux dernières élections provinciales et les maires Vaillancourt et Tremblay ont démissionné suite aux multiples cas de corruption relevés par la Commission Charbonneau.