« Mais c’est un anthropologue. Les anthropologues, ils mangent tout. On leur donne même du caca, ils le mangent et ils disent que c’est bon, que c’est très bon. C’est seulement dans leur rapport qu’ils disent ce qu’ils pensent ! »
Kounom Evelyne, Tchadienne travaillant pour le Programme Alimentaire Mondial
L’une des méthodes de recherche privilégiée par les anthropologues est l’observation participante dans le cadre d’un séjour sur le terrain prolongé. Par observation participante, on entend que l’anthropologue doit s’intégrer à la culture ou au groupe étudié et participer à la vie quotidienne avec ses membres, tout en conservant un recul suffisant pour être en mesure de l’observer et de l’étudier avec son regard extérieur. Cette méthode simple en apparence est profondément complexe et paradoxale. Il est impossible d’être à la fois entièrement acteur et entièrement témoin d’une scène culturelle. Le défi réside dans l’atteinte d’un équilibre entre le statut de participant et celui d’observateur: idéalement, l’un ne devrait pas nuire à l’autre mais plutôt l’enrichir.
Sur les grandes avenues de N’Djamena, les sens sont stimulés à outrance. Regarde à gauche, à droite devant, derrière, tu peux traverser. Non ! Attention, le vieux taxi déglingué… Oups, à droite, un vélo qui a perdu ses freins. Et un chariot, surchargé de sacs de charbon. Attends, laisse passer d’abord ce grand arabe qui transporte ses tissus vers le marché. Ça y est, traverse. Au milieu, entre les deux lignes de voitures, tu feras une autre pause. Peut-être que les chauffeurs des 4X4 d’ONGs klaxonnent, mais les autres ? Suis les Tchadiens, ils connaissent bien leurs routes. Allez, profite de l’espace entre les deux motos. Voilà, tu es en sureté. Mais écoute bien le bruit des voitures derrière, on ne sait jamais. Et regarde où tu mets les pieds, cette semaine ils vident le caniveau de sa triste boue grisâtre et de ses rebuts. Les odeurs montent au nez. Carburant, viande rôtie, goudron bien chauffé par le soleil, tas d’ordures qui brûle, poisson à vendre, sueur… Garde un oeil devant, maintenant, ne te laisse pas distraire par les enfants qui mendient, les vendeurs de cellulaires, les éclopés qui traînent par terre, les femmes en robes multicolores qui transportent bébé et bidon d’eau. Les turbans, les boubous, les t-shirts, les chemises bien repassées, les uniformes militaires, les vestes à trois poches, tu remarques à peine. Voilà plutôt une connaissance. Arrête pour la saluer, serrer la main, prendre des nouvelles. Comment ça va à la maison ? La cousine se marie ? C’est bien, au revoir ! De retour dans la rue. Tu te rapproches du quartier, tu empruntes les petites rues de terre battue. Il faut traverser la grande mare, asséchée et craquelée, mais qui sera bientôt inondée par les pluies. Tu es tout près de la concession familiale, les voisins te reconnaissent et te saluent. Tiens, une bande d’enfants qui jouent. Ils t’aperçoivent. Et comme d’habitude, ils crient de joie. Nassara ! Nassara !
…
Nassara. Le blanc. Nassara. C’est la différence, tout simplement. C’est la curiosité naturelle, la couleur qui contraste, l’étranger bienvenu comme s’il était chez lui. Nassara, c’est pour les enfants. Pour les autres, je suis Moïse, le Canadien, l’étranger, l’ami de Rafigui. Mais si je porte le boubou, ça devient mélangeant. Je suis un étranger moins étranger. Un Tchadien du Nord ? Un Marocain, un Algérien ? Pour ceux qui m’ont déjà vu, je suis Moïse, le Canadien, habillé en musulman mais pas musulman. Je fais sourire, je pique la curiosité, j’indiffère aussi, des fois.
J’y suis pour vrai. En Afrique. Pas celle de mes rêves d’enfants, nourris de films et de bandes dessinées. Ni celle décrite par les anthropologues classiques, observateurs coloniaux qui figeaient les traditions dans le temps. Je suis en Afrique, une Afrique mouvante, qui se précipite dans tous les sens à la fois. Je me fraie un chemin dans la jungle urbaine de N’Djamena, tiraillé entre l’envie de voir comment c’était avant (Avant qui ? Avant quoi ?) et l’excitation de côtoyer la jeunesse tchadienne du 21e siècle. Ici, pour obliger les élèves à passer leurs examens de fin d’année alors que les enseignants sont en grève, policiers, militaires et gendarmes veillent sur les lycées, mitraillettes et lance-roquettes en main. La vie suit son cours. Les sentiments se contredisent, les perceptions aussi. Paradoxe de l’observation participante, paradoxe de ce qu’on nomme tradition et modernité, paradoxe du Canadien qui filme les Tchadiens. Les questions se bousculent mais la chaleur étouffante les ralentit un peu. J’ai le temps. Trois mois. J’ai des amis ici, comme là-bas. Deux mois et demi. J’ai le temps…
Commentaires
10 réponses à “Observation participante”
Ça y est Moïse … on sent que l’Afrique t’absorbe peu à peu … L’observation participante est cet enracinement lent et profond qui vient enrichir le terreau de la conscience … Loin d’être une science, c’est plutôt un redressement quotidien de la responsabilité d’être pleinement acteur, passeur de frontière … et non pas seulement passeur …de commentaires …
En ce sens, je dois dire que l’Observation Participante, cette fontaine d’audace et d’accompagnement, me semble couler en toi depuis déjà bien longtemps : Moïse, éternel amoureux de la vie et de ses trésors … Moïse, passionné … Moïse, temple de curiosité … Enfin Moïse, tourné vers l’autre en toute honnêteté …
Ta mission d’anthropologue est, entre autre, celle-ci : tout faire pour que les gens découvrent le Moïse hors travail, le Moïse de fin de semaine … un Moïse au naturel … bref, un Moïse sans pareil …! Je te souhaite une merveilleuse continuité de « terrain » et une expérience africaine aussi enracinante qu’en enrichissante …
Je me réjouie déjà à l’idée que nous irons tous te rejoindre au Tchad … dans quelques mois … lorsque tu nous fera vivre, comme tu sais si bien le faire, ton aventure en sons, en images et en émotions …
Go Mousse Go …
Je voyage avec toi … !
T’es beau dans cette tenue, Moïse! Tes observations sont très intéressantes et j’aime beaucoup tes photos. Spectaculaire, ce lézard. J’ai hâte de lire la suite. À bientôt!
Salut mon beau Moise! J’ai juste un mot en tête: WOW!!! Ton site est génial, tes photos ahurissantes et tes textes enivrants!
Merci pour cette chance que tu nous donne!
Cuìdate mucho amigo. Te mendo cariño.
Cher Moïse,
Quel plaisir et quelle joie de te lire de nouveau et de pouvoir voir quelques très belles images. Belle écriture, réflexion profonde, citation extraordinaire concernant la nourriture. Tu as presque l’air d’un jeune moine avec ta grande robe.
À très bientôt !
Bonjour Moïse,
on te retrouve en plein tourbillon, sujet à toute sorte de situation. Continue de suivre la vague : c’est un spectacle enivrant… j’ai hâte de voir la suite!
Eve
Bonjour Moïse!
Tes textes sont passionants! As-tu commençé à filmer?
Je trouve très intéressant le concept de Nassara. C’est un très beau voyages que tu es en train de vivre. Pas tant le fait de parcourir une grande distance…que d’aller à la rencontre de soi et de l’autre.
Au Tchad, à compostelle, aux amériques, au Québec ou en Inde, les anthropologues partent à l’aventure!
à bientôt!
Salut mon cher Moïse!
Wow! c’est tellement émouvant de te voir là! Je t’envie et je t’admire Moïse! Ce que tu fais est grandiose et je sais que ton travail sera fantastique! J’ai tellement hâte d’en parler avec toi! Lâche pas cher ami! Profite à fond de ton expérience! Surtout sois prudent! Je pense à toi souvent et t’envoie régulièrement de bonnes ondes 🙂 On est tous derrière toi Moïse! Continu d’être nos yeux et nos oreilles! Je lis ton aventure avec grand intérêt! Je suis peut-être même ta plus grande fan! Au plaisir de continuer de te lire et d’éventuellement en parler en ta compagnie devant une bonne bière froide 🙂
Grosses bises du Québec!
À bientôt cher collègue!
Bravo Moïse ! Je t’admire.
Olivert 🙂
Coucou Moïse!
C’est vraiment fascinant de suivre tes découvertes et ta vie africaine! Ça donne l’impression d’y être un petit peu avec toi…
Profites bien de tout! De toute façon tu as le temps…:)
À bientôt!
Une autre Nassara,
Anne-Marie
encore mo mo!!!
Simon