Le règne de la peur (manif du 1er mai)

Deuxième de deux films réalisés dans le contexte de la manif du 1er mai 2013 à Montréal. Celui-ci montre les événements et les ancre dans une réflexion plus vaste, alors que le premier était une rencontre-entrevue avec un collabo.

Après un printemps érable débordant de promesses, après la lutte acharnée d’étudiants et étudiantes rêvant d’un monde plus juste, après la répression brutale et le mépris dont la jeunesse de tous âges a été victime, que reste-t-il de ce mouvement, outre le règne de la peur et de l’indifférence généralisée ?

1er mai, fête internationale des travailleuses et des travailleurs. À Montréal, une manifestation appelée par la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) se rassemble devant l’hôtel de ville. La répression politique s’amplifie de manifestation en manifestation depuis mars, sous le couvert du règlement municipal P-6 visant à préserver l’ordre public. Des groupes venus de plusieurs quartiers se rassemblent et, après une première tentative d’encerclement par la police et quelques accrochages, la marche se met en branle. Elle est déclarée illégale par les autorités et est encerclée de nouveau un peu plus loin, devant le musée de Pointe-à-Callière. Environ 450 personnes sont arrêtées et passeront de 3 à 18 heures en détention, menottées avec des attaches plastiques, simplement pour avoir voulu exprimer leurs positions politiques dans la rue. Sans oublier les fameuses contraventions de 637$, d’on on ne sait trop si elles seront un jour invalidées avec succès ou payées avec délais et dépit.

De façon évidente, les manifestations ne sont plus ce qu’elles étaient au sommet de la mobilisation du printemps précédent. Il était inévitable de revenir au statu quo, diront certains, puisque le gouvernement libéral a été battu au jeu électoral, que la hausse farouchement combattue a été annulée et que la loi-matraque a été rangée au placard. La démocratie directe ayant été écartée, la démocratie des urnes ayant eu son tour de parole, revenons au royaume de la gouvernance calculatrice et de l’efficience technocratique. La clameur de la rue a réussi à ébranler les piliers du système politique en place, bien peu, mais suffisamment pour que celui-ci se sente menacé et réplique, fort d’une volonté d’encerclement et d’écrasement de toute contestation radicale de l’ordre établi. Le droit de manifester existe toujours, à condition de ne rien remettre en question et de se plier aux règles de ceux et celles qui dictent toutes les règles.

Les maîtres règnent par la peur et la peur règne en maître. Peur de manifester, peur de se faire arrêter, peur de se faire frapper, peur d’oser exprimer sa colère en compagnie de semblables soufrant des mêmes injustices, peur de subir le discernement armé, la détention prolongée, la répression généralisée. Angoisse en imaginant ce qui est à venir, nausée en voyant ce qui est en train de se passer. Des sentiments usés, déjà vécus, déjà combattus. «Le règne de la peur multiforme est terminé», écrivaient les signataires du manifeste Refus global en 1948. Ce n’était pas un constat, mais plutôt un souhait, presque une directive. Certes, à l’époque, l’angoisse collective était revêtue d’une chape liturgique et les libres penseurs se battaient pour le renversement de l’obscurantisme culpabilisant, une victoire en partie acquise aujourd’hui. Certes, un grand nombre trouvait et trouve encore à l’église un certain réconfort spirituel, satisfaisant ainsi un besoin essentiel de certitudes tangibles.

L’adversaire a changé. Les dogmes de la finance et du néolibéralisme se sont glissés dans les interstices laissés vacants au fil du temps par les luttes de libération de l’esprit. L’angoisse collective est économique. Sa noirceur est la même. Aujourd’hui comme hier, la multitude trouve le soulagement de ses craintes dans les réponses toutes faites et dans l’inébranlable certitude que rien d’autre n’est possible que la médiocrité habituelle. À quoi bon rêver, quand le chemin de l’imagination mène à la prison ?

D’autres ont rêvé avant nous. D’autres rêveront encore. Face à l’implacable répression, c’est dans l’abstraction du rêve partagé que la peur s’oublie. Encore une fois, en tournant autour du rêve menotté, c’est en puisant dans la mémoire du passé, dans les mots des sages et dans les racines poétiques d’un peuple en marche qu’un nouvel espoir collectif naîtra.

Sources des extraits audios

Omar Aktouf, professeur aux HEC Montréal, sur le néolibéralisme et l’éducation. Extraits du documentaire L’encerclement, la démocratie dans les rets du néolibéralisme (2008) de Richard Brouillette.
Pierre Vallières, journaliste, écrivain, leader idéologique du FLQ et auteur du livre Nègres blancs d’Amérique, sur la nécessité de la révolution. Extraits du documentaire La liberté en colère (1994) de Jean-Daniel Lafond.
Françoise Sullivan, artiste et l’une des signataires du manifeste Refus global, ainsi que Moïse Marcoux-Chabot, documentariste. Extraits sélectionnés de Refus global, écrit par Paul-Émile Borduas et signé par les seize membres du groupe les Automatistes en 1948. Sa lecture publique par Françoise Sullivan a eu lieu le 2 mai 2013 à la Médiathèque Gaëtan Dostie. Lire le texte complet du manifeste: Refus global (1948).

Notes

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Productions Ceci n’est pas un film, 7 mai 2013