Lorsqu’un Tchadien reçoit des visiteurs, c’est-à-dire constamment, l’hospitalité est de mise. Il est attendu que le visiteur salue chaque personne présente en lui serrant la main droite. Si quelqu’un est en train de manger, on pourra plutôt serrer son poignet ou bien se contenter de lui souhaiter un bon appétit. Il est très impoli d’arriver chez quelqu’un sans saluer tout le monde présent. Les hôtes présenteront une chaise, un banc ou une natte au visiteur, qui est invité à s’asseoir.
Quelqu’un de la maison, généralement l’une des filles, lui apportera de l’eau à boire, parfois dans un pichet avec des verres mais le plus souvent dans un grand bol partagé. Pour une occasion spéciale, le visiteur recevra une « sucrerie » (boisson gazeuse). À ce propos, l’industrie des boissons gazeuses est bel et bien mondialisée. Cependant, comme l’ont montré plusieurs anthropologues, mêmes les symboles des multinationales ne résistent pas à la réinterprétation culturelle. Ici, on offre une bouteille de Coca-Cola, de Fanta (orange) ou de Top (pamplemousse) à un invité spécial. Pour les familles pauvres, il peut même s’agir d’une grosse dépense, mais qui sera faite au nom de l’hospitalité. Refuser de boire le breuvage qu’on nous offre serait une insulte pour la famille. Alors, quoique je respecte énormément mon médecin Santé-Voyages, j’ai fait mine d’oublier ses conseils concernant l’eau et les aliments. Entre l’eau embouteillée pour se brosser les dents et le partage des coutumes au quotidien, le choix ne m’a pas semblé difficile.
Après trois semaines ici, j’ai finalement en main tous les permis et autorisations dont j’avais besoin. Outre le visa obtenu à Washington avant le départ, le passeport en règle et l’enregistrement à la douane à l’arrivée, il m’a fallu passer par l’enregistrement au Ministère de l’immigration, la présentation aux autorités policières, l’enregistrement au Consulat du Canada, le labyrinthe bureaucratique pour obtenir l’autorisation de filmage et finalement le permis de libre circulation en dehors de la capitale. Le tout, en pleine grève des fonctionnaires. L’important dans tout ça, c’est que j’ai désormais un permis officiel pour filmer et photographier. Ce qui veut dire que je peux maintenant sortir ma caméra dans des endroits publics sans craindre de me faire importuner par les policiers ou les militaires.
Mais un bout de papier, tout officiel soit-il, ne m’accorde pas le droit moral de photographier ou filmer qui je veux, quand je veux. Je ne fais même pas référence ici au droit à l’image, qui force les journalistes chez nous à illustrer leurs articles avec des photos de pieds ou de gens de dos. C’est plutôt une question de respect. Et de profondeur humaine de l’image. Une photo « volée », prise en cachette ou sans l’accord de la personne, peut prétendre à une certaine qualité esthétique ou même révéler les traits de surface d’une culture. Mais le sujet de l’image, confiné au silence, devient simple objet. Il m’apparait important que les images soient produites dans le contexte d’une relation de partage, où l’appareil devient un canal pour la création commune de sens, l’interprétation réciproque des actions et la compréhension mutuelle des cultures.
« C’est le commencement de ce que certains d’entre nous appelons déjà anthropologie partagée. L’observateur descend finalement de sa tour d’ivoire; sa caméra, son magnétophone et son projecteur l’ont mené -par la voie d’un étrange parcours initiatique- au coeur même de la connaissance et, pour la première fois, son travail n’est pas jugé par un comité de thèse mais par le peuple même qu’il est venu observer. Cette technique extraordinaire du feedback (que je traduis par contre-don audiovisuel) n’a certainement pas encore révélé toutes ses possibilités, mais nous pouvons déjà constater que, grâce au feedback , l’anthropologue n’est plus un entomologiste observant son sujet comme s’il était un insecte mais plutôt comme s’il était un stimulant pour la compréhension mutuelle. Cette sorte de recherche faisant appel à la participation totale, aussi idéaliste puisse-t-elle être, m’apparaît être la seule attitude anthropologique moralement et scientifiquement possible aujourd’hui. »
– Jean Rouch, 1975 –
Jean Rouch a été un pionnier de l’utilisation du cinéma en anthropologie. Il a réalisé au-delà de cent films dans sa carrière, dont une grande partie au Niger et au Ghana. Son approche particulière, qu’il expérimentait déjà à la fin des années cinquante mais qui est encore méconnue et peu utilisée aujourd’hui, m’a grandement inspiré dans la préparation de mon terrain.
Mon autorisation en poche, je peux légalement aller plus loin dans mon exploration de l’anthropologie visuelle partagée. Le « feedback » et la collaboration dans la réalisation de documents vidéos sont au coeur de mes préoccupations quotidiennes. Voici quelques uns des projets en cours ou en discussion:
– Documentaire sur Rafigui, avec la participation active des membres
– Vidéos « lettres » entre Mini-Mini Médard au Canada et sa famille au Tchad
– Vidéoclip d’un groupe de musique local
– Séquences illustrant le mode de vie quotidien et la préparation de divers plats et boissons
– Fiction scénarisée par mes collaborateurs
– Film sur un voyage des jeunes de la ville dans les villages de la campagne
– …
Il est fort probable que je ne redonne pas de nouvelles pour quelques semaines. En effet, le voyage dans les villages de la région de Kelo, à environ 400km au sud de N’Djamena, aura lieu du 22 au 30 juin. Je prévois ensuite retourner quelques jours à Bongor pour les célébrations tchadiennes du 100e anniversaire du scoutisme. Scoutisme ? Là, les amis en anthropologie devraient avoir la puce à l’oreille qu’il se trame quelque chose avec un autre étudiant du département… À suivre !
Commentaires
11 réponses à “Anthropologie partagée”
quel beau voyage….
Mon cher frère,
Quel plaisir de pouvoir te lire, te suivre de loin et de partager tes découvertes!
Chaque chronique illumine ma journée, stimule mes neuronnes et m’en fait apprendre sur le Tchad, sa beauté, son urbanité, les gens qui t’acceuillent si généreusement … et bien sûr l’anthropologie visuelle que je découvre à travers tes écrits.
Tout cela est absolument brillant!
Bon voyage à l’extérieur de N’Djamena,
Clément
Bonjour Mo!
Quel luxe d’avoir de tes nouvelles de façon quasi instantanée, photos à l’appui! J’ai bien hâte d’entendre les sons captés par la caméra, mais pour ce qui relève, il faudra que tu racontes et nous imaginions! L’odeur de la pluie à N’Djamena te restera-t-elle dans les narines?
Je te souhaite un système digestif de fer pour soutenir tes activités, et une bulle d’air automnal québécois pour te raviver le corps et l’esprit quand la chaleur tente de t’aplatir au sol comme une galette pas cuite (ou trop cuite peut-être)…
Jouis des moments de grâce, envoles-toi par les nouvelles ouvertures de la vie, et dis-toi que quand la face cachée de l’exotisme te semble un peu difficile, qu’au moins ça fera d’excellentes histoires à raconter!
Que toute la force de notre amour familial collectif te protège et te soutienne, et que toute ta force à toi s’épanouisse encore plus,
Je pense à toi,
Noémie
Bonne route !
Comme je me trouve sédentaire… Moi entre Québec et Québec… je trouve que je ferais mieux d’être l’hôte que l’invité pour tout suite !
( J’ai fini ma technique de graphisme enfin ! Et comme je suis fier, je t’ai laissé le lien vers nos portfolio de finissants si tu es curieux de regarder un moment )
Ok . Ok . … je suis le cinquième à laisser mon commentaire … la dernière fois (chronique) je suis arrivé premier … il ne fait aucun doute que ce site devient de plus en plus achalandé …=D Ça va être « noir de monde » tantôt … n’est ce pas Moussa !
Moïse, je réfléchissait justement sur mon approche photo lors du Jamboree scout Mondial … tu sais on a parlé d’avoir un concept clé en tête … ébien ta passion « Rouch-ienne » commence à m’envahir : je me dit qu’il faudrait que je fasse honneur à l’anthropologie visuelle … je t’en reparle ….
Continue ta belle lancée … je sent que tu es fin prêt à décoller … avec en main … tout tes papiers … !
Bonne route et garde l’oeil ouvert, comme tu sais si bien le faire …
Quelle belle aventure … quelle belle complicité tu semble avoir avec la famille de Mini Mini et les gens du Journal …
N’oublions jamais qu’un terrain réussit débute toujours par la création de conditions de possibilité … en d’autres mots : les contacts ! Tu n’aurais pas pu mieux préparer ton jeu … et regarde ou tu es en ce moment : sur place, au Tchad , inséré dans un réseau de solidarité qui n’est pas prêt de te quitter … crois moi … ! =D
Que bonito sus fotos …
Go Mousse Go !
Tamunik …
Moïse,
je suis toujours contente d’avoir de tes nouvelles (même si on dirait que je les prends en retard..) Tu as de très beaux projets à tricoter, c’est génial.
Tes photos donnent le goût de plonger à l’intérieur (:
J’aime Rouch.
Continue ta course, on est tous là à te regarder (:
Eve
slt Moussa,
je suis superbement emu par tes « reportages » que tu nous fais regulièrement. surtout les photos à l’appui. je disai à Médard que l’oeil exterieur nous apprends toujours sur nous et sur bcp de choses. des choses importantes que nous pratiquons tous les jours mais auxquelles on ne prete pas souvent attention. comme ancrées dans notre quotidien. ça s’appelle la tradition? ce que tu fais pour nous, nous va droit au coeur. la valorisation de notre richesse culturelle est une activité noble. merci Mous.
Brahim
Chanceux Moïse d’être la!
Petite question. Pourquoi ont-ils tous le fou rire en regardant notre vidéo??
Profites-en au max!
Annie
hola coco!
wow… wow et rewow! Je pense que c;est devenu mon expression fetiche en lisant tes recits!
Apres deux mois de deconnexion totale (ou plutot de connexion totale avec moi-meme, avec la nature et l;ame du chemin de compostelle)… je viens de me reconcilier avec la technologie et de me taper en rafale tes peripeties, tes aventures et tes reflexions de voyage! wow!
Je te jure que j;y etais… la avec toi… a suer ma vie e a froler la deshydratation, la, immobile, a l;ombre! A serrer la main a tout le monde et a recevoir tellement plus qu;une poignee de main… a recevoir toute la chaleur humaine donnee si genereusement par ceux qui t;entoure! J;etais la aussi a gambader entre les obstacles pour traverser ce labyrinthe dangereux que peuvent devenir les rues tchadiennes!
Merci de me faire gouter, sentir, voir, entendre et toucher… bref VIVRE un brin de l;afrique!
De mon cote.. l;espagne m;hypnotise! Je suis fascinee de tout les paradoxes apparents qui sont profondement coherents lorsque l;on s;ouvre et que l;on se donne la chance de leur donner une signification!
Continue de voler a la rencontre des paradoxes de l;afrique… du Tchad… de Rafigui.. et surtout… de ta merveilleuse personne! Ils valent la joie qu;on les decouvre!
vis… tout simplement… mais entierement et pleinement!
ta soeur-anthropologue-visuelle-en-herbe qui goute et savoure chaque parcelle de l;espagne… et qui reve deja de la saveur de la terre indienne!
marie-claire!!!
je te bisoute!
Allez au bout de soi-même, vivre toutes nos passions à travers une expérience unique, voilà ce qu’inspire ton odyssée. J’ai hâte de fouler le sol africain en automne, en attendant j’y voyage de chez-moi par la musique et la danse et par ton site. En écoutant Tryo et l’écho de mes nouveaux voisins, je te lis avec curiosité et bonheur, avec l’envie d’y être. (J,ai trouvé ton dernier message dans mes pourriels, désolée pour mon dernier message, mon erreur!J’ai sans doute supprimé les derniers sans regarder.) Je reste à l’affût.
Bonne route et à bientôt,
Mélissa
Walia (vrai nom Oualia) n’a rien d’un quartier mais c’est le premier village après la traversée du pont de Chagoua vers l’intérieur du pays en direction du Sud.