Léo Ferré est admirable. Inimitable.
Pourtant, je n’ai pu résister, l’an dernier, à l’envie de l’imiter. Pour le faire connaître, pour que ses paroles incroyables tombent dans les oreilles de mes amis et d’inconnus, aussi. Lors du spectacle annuel des étudiants en anthropologie, au bar l’Ostradamus, j’ai récité un medley de deux chansons de Ferré, Il n’y a plus rien et La solitude. Mon ami Stéphane Eduardo m’a fait l’honneur d’accompagner musicalement cette lecture, au didgeridoo, bâton de pluie, djembe et claves.
Je recopie plus bas le texte récité tel que modifié par mes soins, pour créer le sens désiré dans l’union de ces deux chansons.
Pour écouter la version intégrale d’Il n’y a plus rien, chanson de révolte, anarchiste, par Ferré lui-même, suivez ce lien:
http://www.dailymotion.com/video/xrv1c_leo-ferre-il-ny-a-plus-rien_music
Laissez-vous transporter par Ferré, il est impossible de le regretter…
Il n’y a plus rien
(Medley Moïse et Stéphane Eduardo)
Écoute, écoute…
Dans le silence de la mer,
il y a comme un balancement maudit qui vous met le coeur à l’heure,
avec le sable qui se remonte un peu,
comme les vieilles putes qui remontent leur peau, qui tirent la couverture.
Immobile… L’immobilité, ça dérange le siècle.
Je suis d’un autre pays que le vôtre,
d’un autre quartier, d’une autre solitude.
Je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse.
Je ne suis plus de chez vous.
J’attends des mutants.
Biologiquement je m’arrange avec l’idée que je me fais de la biologie:
je pisse,
j’éjacule,
je pleure. Il est de toute première instance
que nous façonnions nos idées
comme s’il s’agissait d’objets manufacturés.
Je suis prêt à vous procurer les moules.
Mais…
La solitude…
Les moules sont d’une texture nouvelle, je vous avertis.
Ils ont été coulés demain matin.
Si vous n’avez pas, dès ce jour,
le sentiment relatif de votre durée, il est inutile de vous transmettre,
il est inutile de regarder devant vous
car devant c’est derrière,
la nuit c’est le jour.
Il est de toute première instance que les laveries automatiques, au coin des rues, soient aussi imperturbables que les feux d’arrêt ou de voie libre.
Les flics du détersif vous indiqueront la case où il vous sera loisible de laver ce que vous croyez être votre conscience et qui n’est qu’une dépendance de l’ordinateur neurophile qui vous sert de cerveau.
Le désespoir est une forme supérieure de la critique.
Pour le moment, nous l’appellerons « bonheur »,
les mots que vous employez n’étant plus » les mots »
mais une sorte de conduit
à travers lequel les analphabètes se font bonne conscience.
Il n’y a plus rien.
Camarade maudit, camarade misère…
Camarade tranquille, camarade prospère,
Quand tu rentreras chez toi
Pourquoi chez toi ?
Quand tu rentreras dans ta boîte, rue d’Alésia ou du Faubourg
Si tu trouves quelqu’un qui dort dans ton lit,
Si tu y trouves quelqu’un qui dort
Alors va-t-en, dans le matin clairet
Seul.
Te marie pas !
Sinon t’es coincé.
Tu peux tout faire:
T’empaqueter dans le désordre,
pour l’honneur,
pour la conservation du titre…
Le désordre,
c’est l’ordre !
moins le pouvoir.
Il n’y a plus rien.
Il n’y a plus rien.
Je suis un nègre blanc qui mange du cirage
Parce qu’il se fait chier à être blanc, ce nègre,
Il en a marre qu’on lui dise : » Sale blanc ! »
Si tu savais ce que je sais
On te montrerait du doigt dans la rue
Alors il vaut mieux que tu ne saches rien
Comme ça, au moins, tu es peinard,
anonyme,
Citoyen !
Tu as droit, Citoyen,
au minimum décent.
Les mots…
toujours les mots, bien sûr !
Citoyens, aux armes !
A l’amour, Citoyens !
Nous entrerons dans la carrière quand nous aurons cassé la gueule à nos ainés !
Les préfectures sont des monuments en airain…
un coup d’aile d’oiseau ne les entame même pas… C’est vous dire !
Nous ne sommes même plus des martyrs nous ne sommes plus rien.
Les mots, nous leur mettons des masques, un bâillon sur la tronche
A l’encyclopédie, les mots !
Et nous partons avec nos cris !
Et voilà !
Il n’y a plus rien… plus, plus rien
Je suis un chien ?
Perhaps !
Je suis un rat.
Rien.
Avec le coeur battant jusqu’à la dernière battue
Nous arrivons avec nos accessoires pour faire le ménage dans la tête des gens :
« Apprends donc à te coucher tout nu !
« Fous en l’air tes pantoufles !
« Renverse tes chaises !
« Mange debout !
« Assois-toi sur des tonnes d’inconvenances et montre-toi à la fenêtre en gueulant des gueulantes de principe.
Si jamais tu t’aperçois que ta…
révolte s’encroûte et devient une habituelle révolte, alors,
Sors
Marche
Crève
Baise
Aime enfin les arbres, les bêtes
et détourne-toi du conforme et de l’inconforme
Lâche ces notions, si ce sont des notions
Rien ne vaut la peine de rien.
Il n’y a plus rien. Plus plus rien.
Même au soleil, surtout au soleil, c’est la nuit.
Tu peux crever…
Les gens ne retiendront même pas une de leur inspiration.
Ils canaliseront sur toi leur air vicié en des regrets éternels puant le certificat d’études et le catéchisme ombilical.
C’est vraiment dégueulasse
Ils te tairont, les gens.
Les gens taisent l’autre, toujours.
Moi, je suis de la race ferroviaire qui regarde passer les vaches
Au bout du compte, on nous élève pour nous becqueter
Alors, becquetons !
Heureusement il y a le lit : un parking !
Tu viens, mon amour ?
Te marie pas
Ne vote pas
Sinon t’es coincé
Elle était belle comme la révolte
Nous l’avions dans les yeux,
Dans nos bras
On l’appelait l’imagination
Elle dormait comme une morte
Elle était comme morte
Elle sommeillait
On l’enterra de mémoire
Dans le cocktail Molotov, il faut mettre du Martini, mon petit !
Transbahutez vos idées comme de la drogue…
Tu risques rien à la frontière
Rien dans les mains
Rien dans les poches
Tout dans la tronche !
– Vous n’avez rien à déclarer ?
– Non.
– Comment vous nommez-vous ?
– Karl Marx.
– Allez, passez !
Nous partîmes…
Nous étions une poignée…
Bientôt, nous nous trouverons démunis,
seuls, avec nos projets d’imagination dans le passé
Nous partîmes…
Nous étions une poignée
Bientôt ça débordera sur les trottoirs
Prends du vin pour la route.
La parlote ça n’est pas un détonateur suffisant
Le silence armé, c’est bien,
mais il. faut. bien. fermer. sa. gueule.
Regarde.
Tes yeux en dedans de toi
Quand tu auras… outrepassé ta vision
Alors tu verras.
Rien.
Il n’y a plus rien.
Que les pères et les mères
Que ceux qui t’ont fait
Que ceux qui ont fait tous les autres
Que les « monsieur »
Que les « madame »
Que les « assis »
dans les velours glacés, soumis, mollasses
Que ces horribles magasins roulants qui portent tout en devanture
Tous ceux-là à qui tu pourras dire :
Monsieur !
Madame !
Laissez donc ces gens-là tranquilles
Ces courbettes imaginées que vous leur inventez
Ces désespoirs soumis
Toute cette tristesse qui se lève le matin à heure fixe
pour aller gagner VOS sous, avec les poumons resserrés
Les mains grandies par l’outrage et les bonnes moeurs
Les yeux défaits par les veilles soucieuses…
Et vous comptez vos sous ?
Pardon….
LEURS sous !
Ce qui vous déshonore
C’est la propreté administrative, écologique dont vous tirez orgueil
Dans vos salles de bains climatisées
Dans vos bidets déserts
En vos miroirs menteurs…
Vous faites mentir les miroirs
Vous êtes puissants au point de vous refléter tels que vous êtes
Cravatés
Envisonnés
Empapaoutés de morgue et d’ennui dans l’eau verte qui descend des montagnes et que vous vous êtes arrangés pour soumettre
A un point donné
A heure fixe
Pour vos narcissiques partouzes.
Vous vous regardez et vous ne pouvez même plus vous reconnaître
Tellement vous êtes beaux…
Et vous comptez vos sous
En long
En large
En marge
De ces salaires que vous lâchez avec précision
Avec parcimonie
Je veux dire…
que pour exploiter votre prochain,
vous êtes les champions de l’anonymat.
Les révolutions ?
Parlons-en !
Je veux parler des révolutions qu’on peut encore montrer
Parce qu’elles vous servent,
Parce qu’elles vous ont toujours servi ,
Ces révolutions de « l’histoire »,
Parce que les « histoires » ça vous amuse, avant de vous intéresser,
Et quand ça vous intéresse, on vous dit qu’il est trop tard,
qu’il s’en prépare une autre.
Et quand on vous transbahute d’un « désordre de la rue », comme vous dites, à un « ordre nouveau » comme ils disent,
vous vous faites greffer au retour. Et on vous salue.
Depuis deux cent ans, vous prenez des billets pour les révolutions.
Vous seriez même tentés d’y apporter votre petit panier,
pour n’en pas perdre une miette, n’est-ce-pas ?
Et ces « vauriens », qui vous amusent, ces « vauriens »,
qui vous dérangent aussi,
on les enveloppe dans un fait divers
pendant que vous enveloppez les « vôtres » dans un drapeau.
La race ça vous tient debout dans ce monde que vous avez assis.
Vous avez le style du pouvoir
Vous en arrivez même à vous parler à vous-mêmes
Comme si vous parliez à vos subordonnés,
De peur de quitter votre stature,
de peur
qu’on vous montre du doigt dans les corridors de l’ennui
et qu’on se dise :
« Tiens, il baisse, il va finir par se plier, par ramper » soyez tranquilles !
Pour la reptation, vous êtes imbattables;
Vous voulez bien vous allonger mais avec de l’allure,
Cette « allure » que vous portez, Monsieur, à votre boutonnière.
Je me demande comment et pourquoi la Nature met
Tant d’entêtement. Tant d’adresse. Et tant d’indifférence biologique.
A faire que vos fils. Ressemblent à ce point à leurs pères.
Depuis les jupes de vos femmes matrimoniaires
Jusqu’aux salonnardes équivoques où vous les dressez à boire,
Dans votre grand monde,
A la coupe des bien-pensants.
Moi, je suis un bâtard.
Nous sommes tous des bâtards.
Ce qui nous sépare, aujourd’hui,
c’est que votre bâtardise à vous est sanctionnée par le code civil
Sur lequel, avec votre permission, je me plais à cracher,
avant de prendre congé.
Soyez tranquilles, Vous ne risquez Rien
Il n’y a plus rien
Et ce rien, on vous le laisse !
Foutez-vous en jusque-là, si vous pouvez,
Nous, on peut pas.
Un jour, dans dix mille ans,
Quand vous ne serez plus là,
Nous aurons TOUT
Rien de vous
Tout de nous
Nous aurons eu le temps d’inventer la Vie, la Beauté, la Jeunesse,
Les Larmes qui brilleront comme des émeraudes dans les yeux des filles!
Le sourire des bêtes enfin détraquées !
La priorité à Gauche, permettez !
Nous ne mourrons plus de rien
Nous vivrons de tout
Et les microbes de la connerie que nous n’aurez pas manqué de nous laisser,
montant de vos fumures
De vos livres engrangés dans vos silothèques
De vos documents publics
De vos règlements d’administration pénitentiaire
De vos décrets
De vos prières,
Tous ces microbes juridico-pantoufles
Soyez tranquilles,
Nous aurons déjà des machines pour les révoquer
Nous aurons tout !
Dans dix mille ans.
Nous aurons tout.
Demain matin.
-/-
Vous avez aimé ? Je vous suggère de lire mon deuxième texte créé à partir des mots de Léo Ferré: Basta !
Commentaires
5 réponses à “Léo Ferré”
Bravo Moise et Léo Cette révolte fait du bien! Je suis tellement fatiguée d’entendre dire qu’on » ne peut rien faire » . Oui on peut. Ne serait-ce que pour soi même.
Je voudrais être une allumeuse de révolte…
Bonjour Luce,
Je suis certain que tu as déjà, directement ou indirectement, contribué à allumer beaucoup de révoltes. Et que la tienne continue de brûler.
J’aimerais citer ici un grand cinéaste qui vient de nous quitter, Pierre Falardeau. Il s’agit d’un extrait de son commentaire de réalisateur pour Le Temps des bouffons (http://www.pierrefalardeau.com/content/view/34/1/) :
«C’est une oeuvre d’art. Pourquoi l’art doit être neutre ? L’art c’est pas neutre, on a le droit de se choquer, d’être enragé. Alors ça a donné Le Temps des bouffons, qui a aussi été, assez curieusement, influencé par certaines oeuvres de Léo Ferré. Je pense à un poème qui s’appelle Il n’y a plus rien, dans lequel Ferré exprime sa rage…»
Pierre Falardeau était anthropologue de formation et cinéaste par passion. Ses influences, pour ce film, étaient Léo Ferré et Jean Rouch.
Ces deux hommes, Ferré et Falardeau, ont soufflé sur bien des braises…
Tout à fait… mais avec le temps, on voit qu’on ne sait rien.
Je constate que vous avez écarté – entre autres – les piques contre le couple (entendre le couple bourgeois bien sûr)…
Chouette medley sinon. Vous auriez pu continuer avec des bouts de L’Imaginaire, qui peut être lu comme une sorte de « suite » à Il n’y a plus rien, Ferré se plaçant « demain matin » (ou dans 10000 ans, c’est selon, mais le temps est relatif, n’est-ce pas ?) justement…
Bien à vous,
Concernant les piques contre le couple… Oui et non. J’en ai conservé certaines et j’en ai écarté d’autres. Je n’avais pas envie, dans cette version, que l’attention porte sur la critique du couple, mais davantage sur le pouvoir et la libération.
Il y en a cependant certaines:
«Si tu trouves quelqu’un qui dort dans ton lit,
Si tu y trouves quelqu’un qui dort
Alors va-t-en, dans le matin clairet
Seul.»
«Heureusement il y a le lit : un parking !
Tu viens, mon amour ?
Te marie pas
Ne vote pas
Sinon t’es coincé»
J’ai découvert et apprécié «L’imaginaire» et «La violence et l’ennui» bien après «Il n’y a plus rien», «La solitude» ainsi que «Et… Basta !», «Le Chien» et «L’invitation au voyage», qui ont quant à elles inspiré mon autre medley de Ferré.
Merci pour le commentaire !