Occupation d’un terrain vacant au coin Saint-Philippe et Notre-Dame à Montréal, 1er juin 2013.
Photo Arij Riahi / Coop Média de Montréal.
L’occupation d’un terrain vague dans le quartier de Saint-Henri à Montréal se poursuit depuis la marche tenue sous le slogan «À qui la ville? À nous la ville!» samedi dernier. Les occupants et occupantes de cet espace laissé vacant depuis 10 ans s’organisent collectivement par des assemblées générales. Ils et elles revendiquent «une réserve de terrains et de bâtiments afin de développer du logement social». Selon le reportage de Tim McSorley pour la Coop média de Montréal, la manifestation qui a mené à l’occupation a été déclarée illégale en vertu du règlement P-6, sans faire l’objet pour autant d’une arrestation de masse.
«The march was declared illegal by police under bylaw P-6 just as it took the street at Delisle and Atwater, since organizers did not provide an itinerary beforehand. Protesters were able to continue without police interference to the site, although the police presence was large for the number of people present.»
Un communiqué diffusé lundi après-midi sur le site web À qui la ville ? indique que l’occupation du terrain a déjà certains échos, bien que faibles, au niveau municipal:
«Après avoir écouté les revendications du groupe, le maire a dit qu’il menait déjà des actions au sein du comité exécutif de la Ville afin que celle-ci se dote d’une réserve foncière. Il a affirmé que le comité exécutif se pencherait sur cette question au mois de juin. Il a finalement confirmé que le campement était toujours toléré par le propriétaire, Peter Sergakis.»
Selon un article du Journal de Montréal, ce propriétaire demanderait le double de la valeur d’achat du terrain à la ville pour son rachat par celle-ci. Il préfèrerait toutefois être subventionné pour y construire lui-même un immeuble:
«Il ne s’oppose pas à ce que les habitants du quartier et membres des collectifs s’installent à cet endroit. « C’est une démocratie, ils font ce qu’ils veulent, mais ils cognent à la mauvaise porte », a-t-il dit. Le commerçant souhaite éventuellement que du logement locatif soit bâti à cet endroit, mais refuse que la Ville de Montréal s’en charge. « Je ne veux pas que la Ville embarque dans la construction, ce n’est pas son rôle, c’est à nous de faire des logements sociaux avec les subventions de la Ville », a dit le propriétaire. « Si le gouvernement ou la Ville souhaite faire des logements sociaux, qu’ils nous subventionnent », a-t-il ajouté.»
Peter Sergakis, août 2012. Photo The Gazette.
Malgré la tolérance montrée jusqu’à maintenant par l’homme d’affaires montréalais bien connu, ce dossier le ramène dans l’actualité contre son gré. Président de l’Union des tenanciers de bars du Québec, Sergakis est souvent intervenu dans des débats publics. Notamment, il a déjà lutté contre le projet de réduction du taux d’alcoolémie au volant permis par la loi, contre la loi anti-tabac dans les établissements publics et contre la surtaxe imposée aux propriétaires d’immeubles non-résidentiels à Montréal. L’homme d’affaires est aussi propriétaire d’une grande quantité de logements résidentiels. Une recherche de base avec son nom dans les jugements de la Régie du logement produit plus de 400 décisions entre 2009 et aujourd’hui, pour des causes dont il était généralement le poursuivant.
Sergakis semble défendre farouchement les droits des propriétaires. D’ailleurs, les manifestations qu’il avait organisées contre la surtaxe des immeubles non-résidentiels en 1993 l’avaient mené à avoir des démêlés avec la police montréalaise, comme le rapportait un article du Devoir le 6 avril de cette année-là:
«Peter Sergakis arrêté puis relâché, les portes principales de l’hôtel de ville défoncées, la police forcée d’intervenir énergiquement, la résidence du maire Jean Doré assiégée: les petits propriétaires ne décolèrent pas, et Montréal a été le théâtre de nouveaux épisodes de leur lutte acharnée contre la surtaxe sur les immeubles commerciaux, hier. À l’occasion de la troisième manifestation des proprios en un mois, quelques 150 personnes sont d’abord parvenues à s’introduire par effraction dans l’antichambre de l’hôtel de ville, en début d’après-midi, avant d’être repoussées sans ménagements par des policiers casqués de la CUM. Cinq arrestations ont alors été effectuées, dont celle du président de l’Association des propriétaires de bâtiments commerciaux du Québec et leader du mouvement de contestation, Peter Sergakis. […]
À l’extérieur, les protestataires se sont servis de cette arrestation symbolique pour redoubler d’ardeur dans leurs vociférations, criant au « fascisme », au « communisme » et à l’ »État policier », et demandant la démission du maire Doré. Bien que leur entrée dans l’enceinte de l’hôtel de ville l’ait été par effraction, les manifestants ont unanimement dénoncé les excès commis par les policiers. « Ils ont fait preuve d’une grande violence. On ne voulait pas aller plus loin (que l’antichambre). Ils ont frappé des gens qui ne voulaient que faire entendre leurs voix démocratique », a dit en substance une propriétaire, Joan Marsicotti, qui s’est retrouvée malgré elle au beau milieu de l’échauffourée.»
Plus récemment, la gestion de ses nombreux établissements commerciaux a été à la source de certaines controverses. Fumoir non-officiel et à la limite de la légalité derrière le Sky Club, danseuse nue de 14 ans au bar Les Amazones, agrandissement de la Station des Sports au détriment de petits commerces voisins, campagne de boycott lancée par une cliente suite à une altercation avec le propriétaire, allégations de mauvais traitement par des ex-employées et lancement d’un livre d’Eric Duhaime à son restaurant Rebel sous haute surveillance policière, notamment. Son entreprise de gestion, Placements Sergakis, s’est même retrouvée nommée à la Commission Charbonneau à cause d’un don de 2500$ au «Comité pour Montréal», lui-même associé au parti Union Montréal de Gérald Tremblay.
Au début du mois d’août 2012, Sergakis a eu une altercation sur la terrasse de l’un de ses commerces avec trois hommes (décrits comme des itinérants par TVA Nouvelles et comme des punks/squeegees par Sergakis) qui auraient été impolis et vulgaires:
«Et là j’ai dit: « Je m’excuse, vous ne pouvez pas rester ». C’est quand j’ai dit ça qu’il y en a un qui a tout viré à l’envers. Il a cassé les bols et les condiments. J’ai dit: « C’est assez! C’est assez! » et je suis parti après. Il a sauté par-dessus la clôture et je l’ai suivi. Ils ont été mis en état d’arrestation un peu plus loin […] Le gars a été accusé de menace de mort parce qu’il m’avait menacé.»
Deux jours plus tard, il annonçait par voie de communiqué la fondation du «Regroupement des gens d’affaires et résidents de Ville-Marie pour la sécurité publique»:
«Force est de constater que Montréal est sous-financée par le gouvernement provincial, ce qui a pour conséquence que la métropole du Québec ne dispose pas des ressources nécessaires pour faire face à l’un des plus grands enjeux de la dernière décennie: la sécurité.
En fait, la Ville de Montréal, qui jadis offrait à sa population, ses commerçants et ses touristes un environnement permettant un épanouissement social, culturel et économique, est menacée par des groupes d’individus composés d’itinérants pancanadiens, de clochards abandonnés par le système, de « squeejees » tolérés par les autorités, de membres de groupes anarchistes ainsi que d’individus victimes de la désinstitutionalisation.»
S’expliquant plus tard sur sa démarche, Sergakis a toutefois précisé en entrevue qu’il comptait aider les sans-abris en les nourrissant, par un support financier à l’organisme Dans la rue: un engagement dont les suites, s’il y en a eu, n’ont pas été publicisées. Appelé à commenter sur les ondes de CBC, le directeur de Dans la rue Aki Tchicatov a quant à lui rappelé que les personnes itinérantes avaient surtout besoin de services sociaux et psychiatriques adaptés, pas d’une plus grande sécurisation du centre-ville.
La campagne de Sergakis a eu à l’époque un vaste écho médiatique et s’est rendue aux oreilles du maire Gérald Tremblay. Celui-ci avait indiqué:
«[…] être prêt à écouter les propositions de Peter Sergakis voire de les intégrer dans son plan concernant les sans-abris. […] Gérald Tremblay a demandé à ce que le budget réservé à la lutte contre l’itinérance soit encore augmenté. De son côté, Peter Sergakis déclaire vouloir faire de cette question un « enjeu » du scrutin de 4 septembre.»
Richard Bergeron, le chef du parti d’opposition Projet Montréal semblait lui aussi partager le point de vue de Sergakis sur l’arrivée massive de personnes itinérantes pendant la saison estivale, selon le Journal de Montréal:
«Vis-à-vis de ceux-là, moi, maire de Montréal, il n’y aura pas de discussions. Je vais faire ce qu’on a fait à Toronto, ce qui a été fait à New York, c’est-à-dire, [on leur donne] un billet d’autobus. Vous retournez chez vous, on ne veut plus vous accueillir à Montréal, été après été. Montréal n’est pas une colonie de vacances», tranche-t-il.»
En janvier 2013, Sergakis a par ailleurs joint sa voix à celles d’Yves Francoeur (président de la fraternité des policiers de Montréal), de Claude Dauphin (maire de l’arrondissement de Lachine et ancien député libéral) et de Robert Poëti (député libéral et ancien responsable des communications de la SQ), afin de réclamer le renouvellement du financement de l’escouade Éclipse du SPVM par le gouvernement conservateur. Prévu pour cinq ans, le financement de cette unité de lutte contre les gangs de rue mise en place en 2008 arrivait alors à terme.
«Grâce à Éclipse, c’est beaucoup plus calme dans les bars et les clients se sentent davantage en sécurité. Si on dissout l’escouade, cela ne prendra que quelques mois avant que les problèmes recommencent. On ne pourra jamais éliminer les gangs de rue, alors on doit garder un œil sur eux», dit M. Sergakis.»
Véhicule de l’escouade Éclipse du SPVM. Photo Robert Skinner, La Presse.
Depuis la fondation d’Éclipse, son mandat s’est passablement transformé, comme le rapportait Daniel Renaud de La Presse en 2011, entre autres en lien avec des accusations de profilage racial:
«D’autres rappelleront des critiques légitimes provoquées par les écarts de conduite de policiers de l’escouade, qui ne font pas toujours dans la dentelle et qui, depuis cinq ans, ont parfois traversé la ligne du profilage racial. Ces problèmes ont obligé Marc Parent, chef du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), à redresser le tir et à modifier le mandat de l’escouade. […]
Seulement cette année, les policiers et policières de cette escouade «mal-aimée» ont enquêté sur 3500 personnes et en ont arrêté près de 500. Ils ont saisi plus d’une douzaine d’armes à feu, une dizaine d’armes blanches et sept gilets pare-balles. Ses policiers sont devenus les yeux et les oreilles de la Division du renseignement de la police de Montréal – et le renseignement, c’est le nerf de la guerre.»
Bien que le lien ne soit pas explicite, ce nouveau rôle pourrait avoir permis de reprendre au sein d’Éclipse les mandats qui étaient confiés à une autre escouade controversée spécialisée dans le renseignement, soit GAMMA, le «Guet des activités des mouvements marginaux et anarchistes». Ayant eu une courte vie et une légitimité contestée en cour, GAMMA est disparue presque aussi vite qu’elle était apparue, après avoir servi brièvement et au grand jour d’outil de protection idéologique de l’ordre établi, comme l’analysait Marc-André Cyr en 2011:
«Les premières opérations de GAMMA se déploient d’ailleurs à la suite d’une manifestation anticapitaliste qui regroupait quelque 2000 personnes – nombre record pour une telle manifestation depuis 2001. […] Les forces de l’ordre sont minimalement conscientes des enjeux politiques qui se trament. Le printemps arabe et les soulèvements en Grèce et en Europe en sont la preuve: l’État aura bientôt besoin de muscle s’il veut continuer à protéger le statu quo favorable à la classe politique et économique.»
Depuis, ébranlé par des allégations et révélations de corruption, le maire Tremblay a démissionné. GAMMA a officiellement disparu mais l’escouade Éclipse a été maintenue et son budget de fonctionnement est puisé à même les fonds réguliers du SPVM. Quant à Sergakis, il semble se tenir plutôt tranquille. Le nom de domaine acheté pour son nouveau regroupement sécuritaire il y a près d’un an pointe vers un site presque vide qui semble avoir été laissé en plan par son webmestre. En effet, www.solutionsitinerance.org ne présente malgré son titre aucune solution, mais simplement un message très clair, bien que bourré de fautes:
«Le Regroupement des gents d’affaires et residents de l’arrondissement Ville-Marie pour la Sécurité Publique was created to bring together citizens and business owners in an effort to eradicate (help aleviate) homelessnes in the Ville-Marie borough.»
Sachant qu’une éviction policière sur un terrain privé occupé ne peut avoir lieu que si le propriétaire en fait la demande, les suites de l’action «À qui la ville? À nous la ville!» reposent en partie sur les épaules de l’homme d’affaires. Peter Sergakis voudra-t-il éradiquer aussi l’occupation de son terrain, par des militants et militantes sans doute déjà fichés par GAMMA ou Éclipse ?
Tolèrera-t-il ces indésirables, puisque ils ne gâchent pas l’expérience des clients de ses commerces de Ville-Marie ? Ou bien profitera-t-il de ce débat pour nouer de nouveaux liens avec l’administration de la Ville de Montréal et tirer son épingle du jeu des élections municipales à venir ? Chose certaine, si elle se poursuit, l’action menée par les occupants et occupantes du coin Saint-Philippe et Notre-Dame pourrait jouer un plus grand rôle sur l’échiquier politique qu’elle n’en a l’air pour l’instant.
Mises à jour
Le mardi 4 juin, alors qu’une rumeur d’éviction prochaine planait, le campement a reçu la visite d’agents du SPVM qui ont fait le tour du terrain et fouillé le campement, prétextant être à la recherche d’un exhibitionniste.
Le mercredi 5 juin en soirée, alors que la demande d’éviction par le propriétaire avait été confirmée, des agents du service d’identification judiciaire du SPVM ont été vus près du campement.
Le jeudi 6 juin au matin, les occupants et occupantes du terrain ont reçu un avis d’éviction par des agents réguliers du SPVM accompagnés du Groupe d’Intervention tactique. La décision a été prise en assemblée générale de quitter les lieux, ce qui a été fait après quelques accrochages avec le propriétaire et des journalistes insistants.
Voir l’infographie interactive «À qui la ville?» pour un survol des événements, de l’occupation à l’éviction.