L’usage dangereux des grenades assourdissantes (1/2)

Cet article est la première partie d’une enquête visant à documenter les grenades assourdissantes employées en contrôle de foule par le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM). Il s’agit d’un article évolutif, publié section par section. Cette première partie est complétée, tandis que la deuxième sera encore mise à jour à plusieurs reprises.

1ère partie (cet article)

Manifestation du 5 mars: carte des explosions
Tirs présentant un haut risque lors de manifestations récentes
Les divers types de grenades assourdissantes
«Nous sommes tous Francis Grenier», un moment décisif
Les grenades utilisées par le SPVM
Le difficile accès à l’information
Caractéristiques techniques de la Rubber Ball Blast Grenade
Usage et consignes de sécurité
Encadrement institutionnel

2e partie (article suivant)

L’univers militaro-industriel de la Rubber Ball Blast Grenade
À l’origine des grenades assourdissantes
Leur usage international contemporain
La blessure et le long combat de Guy Smallman
Quelques autres cas de blessures au Québec (à venir)
De sérieuses conséquences pour la santé et l’intégrité physique (à venir)
Quand les grenades se retournent contre leurs utilisateurs (à venir)

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Explosion et éclat lumineux momentané d’une grenade assourdissante, rue Sainte-Catherine, Montréal.
Image tirée d’une séquence vidéo filmée par Kathleen Cousineau, 5 mars 2013.

«[…] dans les régimes totalitaires, on fait effectivement un usage parfois inconsidéré des armes intermédiaires, mais sans quelque souci que ce soit de leurs conséquences non recherchées, qu’elles soient sociales, individuelles, psychologiques ou politiques. Cela étant dit […], le fait qu’un régime soit bel et bien démocratique n’exclue pas automatiquement les erreurs, bavures et autres abus potentiels.»
(Rapport de recherche inédit de l’École nationale de police, remis au ministère de la Sécurité publique du Québec, juillet 2005)

Au cours de la dernière année, les manifestants et manifestantes du Québec ont constaté une utilisation de plus en plus fréquente des grenades assourdissantes par le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM), à des fins de contrôle de foule. Bien qu’il ne semble pas faire l’emploi d’une remise en question ni au ministère de la Sécurité publique ni dans ce corps de police, l’usage d’une telle arme soulève de nombreux doutes quant à son niveau de dangerosité. Ces inquiétudes se fondent notamment sur un inquiétant constat. Malgré le cas très médiatisé de Francis Grenier, un jeune homme qui aurait perdu la vue d’un œil suite à l’explosion de l’un de ces engins, les policiers de Montréal continuent de faire exploser régulièrement leurs grenades directement sur les manifestants où à hauteur des têtes.

Plusieurs personnes, incluant l’auteur de ce texte, ont documenté l’usage des grenades assourdissantes lors de la manifestation nocturne contre l’indexation des droits de scolarité du 5 mars 2013 (voir un documentaire de 21 minutes sur la soirée). Le collectif 99%Média a réalisé un long et détaillé montage vidéo chronologique des opérations policières de dispersion de ce soir-là. De son côté, le collectif GAPPA (Guet des Activités Paralogistiques, Propagandistes et Anti-démocratiques) a produit une courte vidéo destinée à alerter la population sur l’utilisation dangereuse de ces armes et critiquant le manque de transparence du SPVM.

Cet article vise quant à lui à documenter les caractéristiques techniques des grenades en question, l’historique de leur utilisation ainsi que les dangers associés à leur usage. Il s’agit d’un article évolutif, dont la première section a été mise en ligne le 12 mars et qui a été mis à jour à plusieurs reprises depuis, en couvrant les points qui suivent.

Manifestation du 5 mars: carte des explosions

La carte suivante indique la localisation des tirs de grenades répertoriés pour la soirée du 5 mars. Selon les informations disponibles, au moins douze grenades assourdissantes ont été utilisées au centre-ville de Montréal ce soir-là. Cette compilation est effectuée uniquement sur la base des observations sur le terrain et des diverses séquences publiées sur internet, le SPVM ayant refusé de commenter le sujet lorsque contacté.

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Carte des explosions, version 2 (voir version 1)

Tirs présentant un haut risque lors de manifestations récentes

Cinq lancers de grenades sur douze, soit presque la moitié des tirs répertoriés, ont posé un haut risque pour les manifestants et manifestantes par la proximité de leur explosion. Les grenades assourdissantes utilisées par le SPVM explosent en deux étapes. D’abord, 1.5 seconde après le dégoupillage, une première explosion éjecte l’amorce d’allumage métallique. Puis, 0.5 seconde plus tard, la grenade elle-même éclate en vol et disperse un nuage de poudre irritante tout en émettant un flash de lumière, une déflagration sonore très puissante et une boule de feu d’environ 1 mètre de diamètre.

Les images suivantes montrent ces deux étapes se reproduisant à cinq reprises et correspondent aux explosions 1, 2, 7, 8 et 9 sur la carte.

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Grenade 1, Viger et Bleury, amorce. Source: David Michaud

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Grenade 1, Viger et Bleury, explosion principale. Source: David Michaud

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Grenade 2, Saint-Urbain et René-Lévesque, amorce. Source: Jessica Attar Adam

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Grenade 2, Saint-Urbain et René-Lévesque, explosion principale. Source: Jessica Attar Adam

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Grenade 7, Sainte-Catherine et Saint-Denis, amorce. Source: Love Police Montreal

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Grenade 7, Sainte-Catherine et Saint-Denis, explosion principale. Source: Love Police Montreal

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Grenade 8, Sainte-Catherine et Saint-Denis, amorce. Source: Love Police Montreal

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Grenade 8, Sainte-Catherine et Saint-Denis, explosion principale. Source: Love Police Montreal

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Grenade 9, Maisonneuve entre St-Denis et Berri, amorce. Source: Moïse Marcoux-Chabot

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Grenade 9, Maisonneuve entre St-Denis et Berri, explosion principale. Source: Moïse Marcoux-Chabot

Le 15 mars 2013, lors de la marche annuelle (rapidement réprimée) du Collectif Opposé à la Brutalité Policière (COBP), un minimum de cinq grenades ont été utilisées par le SPVM. Encore une fois, au moins une de ces grenades a explosé directement dans la foule, tout près de Jennifer Pawluck. Celle-ci témoigne de son expérience dans un second document réalisé par GAPPA, qui montre très bien l’explosion:

Les divers types de grenades assourdissantes

Les grenades utilisées en contrôle de foule par le groupe d’intervention du SPVM sont des «Rubber Ball Blast Grenades», un modèle particulier qui sera examiné en détail plus loin. Puisqu’elles produisent une puissante explosion sonore ainsi qu’un éclair de lumière aveuglante, elles entrent dans la catégorie plus générale des «engins de diversion» ou «distraction devices». Utilisées d’abord en contexte militaire et lors de descentes policières, les grenades assourdissantes servent de plus en plus souvent au contrôle de foule. Leur fonction principale est de déstabiliser momentanément la ou les personnes visées, afin de donner un avantage tactique à celui qui l’utilise.

Cette catégorie comprend aussi les grenades plus communément appelées en anglais «flash-bang», «stun grenades», «distraction grenades» ou «flash grenades», voire «blast-actuated munitions» ou «grenades instantanées».

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Divers modèles de grenades assourdissantes classiques.

Certains modèles projettent des billes ou particules de caoutchouc lors de leur explosion, tels les «stinger grenades», les «stingball grenades», les «dispositifs balistiques de dispersion» ou les «grenades de désencerclement» en France. Dans ces cas, l’effet de diversion est couplé à un effet d’arme d’impact.

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Divers modèles de grenades assourdissantes à impact.

Plusieurs modèles, comme celui utilisé par le SPVM, ne sont pas destinés à l’impact mais expulsent plutôt des irritants chimiques lors de l’explosion, sous forme poudreuse ou gazeuse. On les appelle en France des «grenades lacrymogènes à effet sonore».

Bien que les médias nomment souvent ces engins «bombes assourdissantes» ou «flash-bombes», cette appellation est erronée, car ils ont plutôt les caractéristiques principales des grenades, soit une activation par goupille, suivie d’un lancer et d’une explosion. En termes plus généraux, ces grenades font partie d’un type d’armes dites «à létalité atténuée», «sous-létales», «less lethal» ou «sub-lethal», car elles sont destinées, dans le continuum de force des autorités policières, à un usage non-mortel. Anciennement, le terme «non létales» ou «non-lethal» était utilisé, mais les forces de l’ordre ont vite réalisé que mêmes ces armes peuvent tuer…

Au Québec, les armes d’impact, irritants chimiques et engins de diversion font tous partie de la vaste catégorie des «armes intermédiaires», impliquant un degré de force plus élevé que le combat à mains nues mais moindre que les armes à feu conventionnelles. Des renseignements obtenus en vertu d’une demande d’accès à l’information révèlent que le ministère de la Sécurité publique élabore actuellement une «pratique policière sur les armes intermédiaires», un document qui pourrait encadrer l’usage de ces armes sur notre territoire. Aucune politique globale n’existe à ce jour, malgré des recommandations faites en ce sens en 2006 par l’École nationale de police ainsi que par le Commissaire à la déontologie policière.

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Extrait, ministère de la Sécurité publique, en réponse à une demande d’accès, 25 février 2013.

«Nous sommes tous Francis Grenier», un moment décisif

Le 7 mars 2012, lors d’une manifestation étudiante devant l’édifice Loto-Québec à Montréal, Francis Grenier a été blessé au visage. La blessure est survenue après qu’un policier du groupe d’intervention ait lancé une grenade assourdissante en direction de la foule et que celle-ci ait explosé tout près des manifestants. Le ministère de la Sécurité publique n’a pas déclenché d’enquête indépendante sur les circonstances de l’événement, malgré la blessure grave du jeune homme et la perte de vision de son œil droit.

C’est donc le SPVM lui-même qui a enquêté (ou pas), mais il n’a tiré aucune conclusion, du moins publique, de cet incident. En septembre, Le Devoir rapportait que M. Grenier a déposé une requête en dommages de 350 000$ contre la ville de Montréal, alléguant que c’est l’insouciance des policiers et leur utilisation risquée et abusive des grenades assourdissantes qui est la cause des dommages subis.

Cet incident a enflammé les médias sociaux et amené les étudiants et étudiantes luttant contre la hausse des droits de scolarité à joindre presque systématiquement à leur discours la critique de la répression policière. En référence à Khaled Saïd, jeune égyptien mort sous les coups de policiers en 2010, le slogan «Nous sommes tous Francis Grenier» a été adopté, signifiant à la fois la résistance, la solidarité et la vulnérabilité devant les excès dans l’usage de la force. Plusieurs ont aussi commencé à porter symboliquement et en certaines occasions un carré rouge devant leur œil droit: une façon de dénoncer l’aveuglement des forces de l’ordre.

Les policiers du SPVM ont alors réagi aux vives critiques de la société civile concernant leur intervention par une opération de relations publiques. En effet, le 14 mars 2012, à la veille de la marche annuelle contre la brutalité policière, ils ont convoqué les médias afin d’exposer une partie de leur arsenal de contrôle de foule. Ce sont deux reportages de La Presse réalisés à cette occasion (un texte et un vidéo) qui demeurent jusqu’à aujourd’hui la plus complète source d’information sur les grenades assourdissantes utilisées par le SPVM.

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Autoportrait, Francis Grenier, mars 2012

Les grenades utilisées par le SPVM

Ainsi, le travail du journaliste David Santerre nous a permis de confirmer le type et la quantité d’armes utilisées par le SPVM ce jour là:

«Le 7 mars, après avoir lancé 37 jets de gaz irritant CS sur les manifestants, les agents ont lancé neuf «rubber ball grenades», des petits engins assourdissants en caoutchouc ressemblant à des grenades militaires, lancés pour exploser au-dessus d’une foule. Cela crée de la désorientation et une interruption du mouvement chez certains manifestants, et les policiers y voient une occasion d’avancer plus rapidement et avec plus de fluidité.»

Malgré la fréquence des interventions policières dans la dernière année, il n’y a eu que deux occasions où les autorités ont dévoilé avec une certaine transparence les détails sur l’arsenal déployé, soit dans ce cas précis et après la manifestation du 4 mai à Victoriaville. Dans ces deux contextes, ce n’est qu’après des bavures ayant blessé gravement des civils qu’un minimum d’information a filtré, dans le cadre calculé d’opérations de relations publiques et de gestion de crise.

En effet, l’inspecteur-chef Alain Bourdages a profité de l’occasion pour minimiser la dangerosité des grenades en question, allant jusqu’à nier par une curieuse gymnastique intellectuelle le rapport de causalité entre l’explosion d’un engin et une blessure près de l’œil:

«On n’a qu’un cas qui a été signalé ou le RBG, le Rubber Ball Blast Grenade, qui est la grenade de caoutchouc noire molle qu’on a vu tantôt, où est-ce qu’elle s’est séparée et où la partie inférieure a été dans le visage d’un manifestant. Ce qui a blessé un manifestant, c’est le fait qu’il ait porté des lunettes, ce qui a causé une ecchymose à l’arcade de l’œil.»

Outre ces explications fuyantes et une insistance sur la mollesse du caoutchouc de la grenade, le point de presse a au moins permis d’apprendre de la bouche d’Alain Bourdages que l’usage des grenades assourdissantes à la Ville de Montréal tire ses origines de l’émeute ayant eu lieu à Montréal-Nord en 2008, à la suite du décès du jeune Fredy Villanueva sous les balles d’un policier.

«L’utilisation des grenades est justement pour éviter le plus de blessures possibles avant d’en arriver à utiliser le bâton. […] Nous les utilisons depuis 2008. Ça fait suite aux manifestations de Montréal-Nord au cours desquelles nous n’avions utilisé que les bâtons. Le continuum de l’utilisation de la force du Québec recommande que nous utilisions des éléments moins dangereux, comme les irritants chimiques.»

Est-il nécessaire de rappeller que la grenade assourdissante en question ne fait pas que disperser des irritants chimiques ?

Le difficile accès à l’information

On trouve une autre trace de la «Rubber Ball Blast Grenade» dans les documents de l’enquête étudiante indépendante sur la répression policière à l’Université McGill le 10 novembre 2011. Sinon, faute d’avoir accès à une documentation officielle de son usage, force est de constater que c’est lors des manifestations de 2012 et 2013 que les effets de cette grenade ont été testés empiriquement sur des sujets humains par le SPVM. Nous connaissons le résultat, soit la perte d’un oeil par Francis Grenier lors du premier déploiement massif de l’arme.

À la suite d’une demande d’informations concernant l’historique de certaines armes d’impact, la chargée de communications du SPVM Anna-Claude Poulin m’a fourni la réponse suivante:

«[…] le SPVM ne peut discuter d’aucun aspect opérationnel comme de son matériel, ses stratégies d’intervention, ses procédures. Nous sommes dans l’obligation de décliner ces demandes afin d’assurer la protection de nos agents et des citoyens. En effet, nous désirons éviter que des informations opérationnelles soient utilisées par des individus ayant de mauvaises intentions.»

Devant ce refus, j’ai demandé si je devais en déduire que toute demande d’entrevues ou de commentaires concernant ces armes serait déclinée, à quoi un supérieur, le sergent Laurent Gingras, m’a fourni une réponse semblable à la première:

«Comme ma collègue vous l’a précisé, le SPVM désire éviter que des informations opérationnelles telles que celles dont vous publiez le contenu soient utilisées par des individus ayant de mauvaises intentions. Voilà pourquoi nous ne répondrons pas à votre demande pour le moment. Si jamais l’utilisation de ces armes revenait dans l’actualité, nous pourrions réévaluer la pertinence d’une réponse sur l’utilisation de ces armes dans le contexte du continuum d’emploi de la force.»

Ma question subséquente, envoyée lorsque l’utilisation des armes est effectivement revenue dans l’actualité, est demeurée lettre morte.

Les caractéristiques techniques de la Rubber Ball Blast Grenade

Néanmoins, l’enquêteur-chef Alain Bourdages a confirmé le 14 mars 2012 le modèle de grenade assourdissante déployé par le SPVM et, par conséquent, son manufacturier. En effet, bien que plusieurs entreprises fabriquent des produits aux effets semblables, seule la compagnie Defense Technology manufacture une arme de ce nom. Par ailleurs, plusieurs autres types d’irritants chimiques ou d’armes intermédiaires utilisées par la police de Montréal proviennent de ce fabricant. Examinons donc les caractéristiques techniques de cette Rubber Ball Blast Grenade, vendue 32$ l’unité au SPVM.

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Trois vues différentes sur une grenade utilisée par le SPVM
Sources: Catalogue de Defense Technology, fiche technique 2012, fiche technique 2011

Cette grenade, conçue à partir du modèle de grenades Stinger de la même compagnie, est apparue sur le marché en 2006. Elle mesure 7,9 cm de diamètre et 13,2 cm de haut lorsqu’elle est intacte et est destinée à être lancée en direction d’une foule. Sa fiche technique la présente comme un «engin à effet maximal, qui délivre jusqu’à trois stimuli ayant des effets psychologiques et physiologiques: lumière, son et irritant chimique».

Elle contient 8 grammes de poudre éclair (aussi nommée «poudre flash» ou «flash powder», un composé pyrotechnique toujours fabriqué à partir d’un oxydant et d’une poudre métallique. La poudre éclair est un explosif dit «déflagrant», par opposition à «détonnant»: son explosion produit une déflagration lors de laquelle les gaz se déplacent moins rapidement que la combustion elle-même. Selon la fiche de sécurité de données (MSDS) de la Rubber Ball Blast Grenade #1098, la poudre éclair de celle-ci contient 25% à 35% de poudre de magnésium, 20% à 30% de poudre d’aluminium et 40% à 50% de perchlorate de potassium. Notons que c’est ce genre de mélange qui sert à fabriquer les feux d’artifices, en bien moins grande quantité toutefois. Aux États-Unis, il est illégal pour un civil d’être en possession de pétards contenant plus de 50 mg de poudre éclair, jugés trop dangereux. Les grenades que le SPVM utilise renferment 160 fois cette quantité.

Par rapport à une grenade assourdissante classique, celle-ci se distingue par l’expulsion d’irritants chimiques en poudre lors de l’explosion. Elle est aussi distincte par sa composition, principalement en caoutchouc noir flexible. En fait, cette dernière caractéristique est corollaire de la précédente. Pour libérer efficacement sa poudre chimique au-dessus d’une foule en mouvement, elle doit être lancée au-dessus de celle-ci et non en roulant par terre. Or, les modèles traditionnels sont composés de matériaux durs qui pourraient blesser un individu en retombant. La grenade de caoutchouc se sépare en deux lors de l’explosion et les deux parties molles posent un moins grand risque qu’un contenant métallique dur. Afin de réduire encore les risques théoriques, le bouchon d’amorce en acier doit s’éjecter en vol avant l’explosion finale. C’est ce qui produit la première explosion, plus petite, lorsque cette grenade est lancée et activée.

Lors d’un lancer standard, le grenadier dégoupille la grenade et la projette vers le haut en direction générale de sa cible. Tel que mentionné plus haut, une première petite explosion a lieu après une seconde et demie et éjecte le bouchon d’amorce. Une demi-seconde plus tard, soit deux secondes après le dégoupillage initial, les huit grammes de poudre éclair contenus au centre de la grenade explosent et la boule de caoutchouc se sépare en deux ou trois pièces, dispersant aux alentours en un nuage les 26 grammes de poussière chimique CS ou CN.

Un extrait vidéo tourné par Carlos Lopez lors de la manifestation du 26 février 2013 à Montréal montre très bien ces étapes, plus faciles à distinguer lorsque les images sont ainsi montées et visionnées au ralenti. Il est possible par ailleurs de constater la grande vitesse à laquelle sont propulsés le bouchon d’amorce dans un premier temps et les parties caoutchoutées de la grenade dans un deuxième temps (la partie noire qui rebondit sur l’asphalte en bas à gauche).

Lorsque les relationnistes du SPVM ont présenté l’engin aux journalistes le 14 mars 2012, ils ont insisté sur la mollesse du caoutchouc, ce qui semble confirmé par les images vidéo de La Presse. Toutefois, on remarque que le bouchon d’amorce métallique n’est pas montré à l’écran. Le 5 mars dernier, des membres du collectif GAPPA ont trouvé au sol l’un de ces bouchons, près du lieu d’une explosion. Ils le décrivent comme étant lourd, très dur et doté d’aspérités coupantes, comme on peut le constater sur l’image suivante. L’amorce en question est de type M201A1, un modèle courant pour les grenades contemporaines. Il est légitime de se demander si l’absence de ce bouchon dans le reportage de La Presse est une simple omission de la part du journaliste ou un élément stratégique de relations publiques de la part du SPVM.

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Bouchon d’amorce d’une Rubber Ball Blast Grenade trouvé à Montréal le 5 mars 2013, photo GAPPA.

Usage et consignes de sécurité

Le 9 mars 2012, deux jours après la blessure de Francis Grenier, l’inspecteur-chef Alain Bourdages avait déclaré à La Presse: «On lance une grenade toujours au-dessus de la tête des manifestants. Le but n’est jamais de blesser ou de lancer directement une grenade sur les manifestants. Nos policiers sont entraînés et formés». Pourtant, à ce moment, une vidéo filmée et diffusée le 7 mars 2012 par David-Fortin Côté montrait déjà clairement une des grenades exploser sous les têtes des manifestants. Les cinq autres cas répertoriés dans la nuit du 5 mars 2013 suffisent amplement à contredire la première affirmation de l’inspecteur-chef Bourdages.

Quant à la formation des policiers, le même article rapportait un commentaire de la part de Denis Roussel, responsable du programme de technique policière au Collège de Maisonneuve. Selon lui, une grenade assourdissante est un engin entièrement fait de carton, sans pièces métalliques, qui est détruit lors de l’explosion et ne retombe pas au sol. Vu la grande diversité des engins disponibles sur le marché, il a très bien pu se tromper de modèle en affirmant ceci. Mais venant de la part d’un responsable à la formation des policiers, quatre ans après que le SPVM ait adopté son modèle actuel de grenades et suite à une blessure grave subie par un civil, une telle erreur soulève de sérieux doutes sur la qualité de l’entraînement des recrues ainsi que sur la communication entre les corps de police et les centres de formation.

Stéphane Berthomet est un ancien capitaine de police français devenu auteur et éditeur, qui travaille actuellement sur un livre à propos de la police au Québec. Selon un de ses statuts Facebook publié le 12 mars 2013, il a montré la vidéo de GAPPA présentée plus haut à un spécialiste français du maintien de l’ordre:

«Policier ayant vingt ans d’expérience, il a passé toute sa carrière à commander des unités de maintien de l’ordre, dans des manifestations parfois extrêmement violentes et lors de plusieurs G20. Le verdict est sans appel: il confirme en tous points l’analyse faite par les auteurs de la vidéo. Surpris par l’emploi de grenades, qui sont souvent considérées comme des armes dans d’autres pays, il confirme que les conditions d’utilisation de ce matériel, telles qu’elles sont montrées dans la vidéo, sont particulièrement dangereuses.»

Bien que l’on puisse critiquer le recours aux grenades lui-même, c’est leur utilisation qui pose le plus grand problème à l’heure actuelle. Le SPVM respecte-t-il réellement les consignes de sécurité du manufacturier? Sur la fiche technique de l’arme, ces consignes sont plutôt vagues, bien qu’une mise en garde de sécurité mentionne que le non-respect des instructions peut entraîner la mort:

«As an irritant, distraction and/or disorientation device for crowd management, it may be hand thrown in the general direction of the crowd. It may be deployed for ground bursts or aerial bursts at the discretion of the operator. […] This product may cause serious injury or death to you or others. This product may cause serious damage to property. Handle, store and use with extreme care and caution. Use only as instructed.»

AMTEC Less-Lethal Systems, un compétiteur de Defense Technology, est beaucoup plus précis dans ses consignes de sécurité. Il distribue deux grenades se rapprochant par leur effet ou leur forme de la Rubber Ball Blast Grenade, soit une «Tactical Blast Stun Grenade» de métal et une «White Smoke Handball Grenade» de caoutchouc. Leurs fiches techniques respectives contiennent le même avertissement:

«Never aim at an individual or at a group of individuals. Launchable or hand thrown ammunition can cause contusions, abrasions, broken ribs, concussions, loss of eyes, superficial organ damage, serious skin lacerations massive skull fractures, rupture of the heart or kidney, fragmentation of the liver, hemorrhages and/or death. Medical assistance should be available immediately after an actual deployment of a less lethal munition even if no physical injuries appear on subject or subjects. Pyrotechnic chemical munitions should not be launched or thrown onto roofs, into rooms, dry foliage or similar environments without fire suppression equipment being readily available.»

La fiche du modèle ALSD429, qui produit exactement le même effet sonore et assourdissant que la Rubber Ball Blast Grenade, précise une de ses limites opérationnelles:

«Devices thrown within 5 feet of individuals may produce significant trauma to individual’s hearing and damage to the eyes. Cardiac complications may be induced in individuals with pre-existing conditions.»

Un document général d’avertissements et limites opérationnelles diffusé par AMTEC mentionne aussi des effets possibles des irritants chimiques sur les individus:

«The effects of OC/CS/CN in spray or powder form vary among individuals. Individuals may experience immediate or delayed effects. A condition known as auditory exclusion may occur where the subject may panic or go into shock, not respond to verbal commands, and may not be able to comply immediately. Some subjects experience high levels of anxiety and exhibit increasingly confrontational behavior. Officers may be contaminated by fellow officers, causing confusion in certain situations. These chemicals may act as an episode trigger for individuals with respiratory ailments. Subjects must be decontaminated as soon as possible.»

Le fait que la fiche technique de la Rubber Ball Blast Grenade fournie sur le web ne contienne pas davantage d’instructions opérationnelles ne veut pas dire que celles-ci n’existent pas. Il est à peu près certain que les policiers du SPVM ont reçu des consignes très précises de la part du manufacturier, vu les risques de poursuites en cas d’une mauvaise utilisation.

Effectivement, un document PDF de 73 pages présentant les 215 diapositives d’un programme de certification pour grenadiers mobiles a été réalisé par Defense Technology en 2008. Le fabricant ne le diffuse pas publiquement, mais une copie est disponible sur un site du réseau Indymedia. Impossible de savoir pour l’instant si les agents du SPVM ont reçu cette formation. Ce document rappelle que pour l’usage des Rubber Ball Blast Grenade, «la sécurité est primordiale», en illustrant ce point par la photo d’une main ensanglantée et complètement déchiquetée.

avertissement

Photo d’une main déchiquetée par une explosion. «Safety is paramount».
Defense Technology, Mobile Field Force Grenadier Instructor Certification Program, p.29.

Le manufacturier indique les erreurs les plus courantes des utilisateurs de leurs armes, soit le manque d’entraînement adéquat, le changement de mains, l’usage inadéquat, le déploiement inadéquat, le transport inadéquat, la réinsertion de la goupille et l’absence d’inspection de l’engin.

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Defense Technology, Mobile Field Force Grenadier Certification Program, p.30.

Quant à savoir ce qui constitue un déploiement adéquat, les instructions sont précises: l’engin devrait exploser à une hauteur se situant entre 1,80 m et 3,60 m du sol afin de libérer efficacement les irritants chimiques qu’il contient. Elles ne mentionnent toutefois pas à quelle distance horizontale des individus cette explosion doit avoir lieu, contrairement aux consignes d’AMTEC. Celles-ci mettaient l’emphase sur une distance sécuritaire d’au moins 150 cm.

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Defense Technology, Mobile Field Force Grenadier Certification Program, p.28.

Une source proche des milieux policiers montréalais et dont l’identité ne peut être dévoilée a toutefois confirmé que les agents du SPVM reçoivent pour instruction de lancer les grenades afin qu’elles explosent environ 2 mètres au-dessus des têtes.

Encadrement institutionnel

Lors de sa dernière opération de relations publiques, le 14 mars 2013, l’inspecteur-chef Alain Bourdages a dû expliquer les récents cas de grenades ayant explosé près des manifestants. Ne pouvant nier la réalité de ces tirs, il a cherché à en excuser la nature, selon des propos rapportés par le journaliste David Santerre:

«Les policiers reçoivent constamment de la formation sur l’utilisation de ce dispositif. Imaginez-vous une personne en armure lourde, fatiguée et stressée… Personne n’est infaillible. Et n’oubliez pas tout ce qu’eux se font lancer».

Cette explication est loin d’être satisfaisante. Les grenades assourdissantes ne sont-elles pas justement destinées à être utilisées par des policiers équipés, en situation de stress et confrontés à une foule hostile? Si c’est dans le contexte exact justifiant leur utilisation qu’elles sont mal utilisées cinq fois sur douze, peut-être ne devraient-elles pas du tout être déployées.

Le SPVM n’est pas reconnu pour la transparence de ses communications. Malgré les divers incidents récents ayant impliqué des grenades assourdissantes, aucun document précis n’a été fourni aux médias ou au public qui aurait pu permettre de mieux comprendre les directives de déploiement reçues par les agents sur le terrain. En comparaison, la police de la ville d’Oakland, où un manifestant a été gravement blessé par une grenade assourdissante en 2011, fournit sur son site web depuis 2004 sa politique de contrôle de foule. Cette communication transparente garantit une plus grande imputabilité des policiers lorsqu’ils font un usage inadéquat, insouciant ou même répréhensible de la force. En lien avec les engins de diversion, cette politique souligne notamment:

«The use of sound and light diversionary/distraction devices presents a risk of permanent loss of hearing or serious bodily injury from shrapnel. Said devices shall be deployed to explode at a safe distance from the crowd to minimize the risk of personal injury and while moving the crowd in the direction that will accomplish the policing objective.»

Au Canada, le Code criminel autorise les agents de police à employer une force qui est raisonnable, convenable et nécessaire pour exercer leurs fonctions. Commentant cette autorisation dans un passage sur «la loi et la jurisprudence en emploi de la force», une étude réalisée en 2005 par l’École nationale de police du Québec soulignait les précisions apportées par l’arrêt Cluett (1985) de la Cour suprême du Canada:

«Outre l’autorisation que reconnaît à la police l’arrêt Cluett d’employer la force nécessaire et raisonnable pour exercer sa fonction, cet arrêt implique que la police ne doit pas utiliser la force lorsqu’elle n’a pas les motifs nécessaires à l’arrestation d’une personne. On en déduit donc que toute personne, qu’elle se trouve au sein d’une foule ou non, ne saurait faire l’objet de l’emploi de la force de la part de la police, à moins que la police ne décide de la placer en état d’arrestation. Ainsi, un badaud exerçant librement son droit de circuler ne saurait être l’objet de l’intervention de la police, même s’il se trouve au sein d’une foule comprenant d’autres personnes représentant un danger pour la police, les autres ou elle-même. On élimine ainsi les moyens d’intervention qui ont tendance à « arroser » littéralement la foule sans en différencier les individus menaçants de ceux qui ne le sont pas».

Lire la suite: L’usage dangereux des grenades assourdissantes, 2e partie

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