«La première condition pour changer la réalité consiste à la connaître.»
Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine
«On ne laisse pas voir ce que j’écris, car j’écris ce que je vois.»
Blas de Otero, poète espagnol antifranquiste
Ici, je vois, je connais et j’écris. Et à défaut de changer le monde, je change ma réalité.
Sur-vie
Quelques semaines de plus de vagabondage latino-américain pour moi. Et quel vagabondage ! Je suis resté à Santa Cruz jusqu’au 2 août (et non juillet). Ce jour-là, je me suis une fois de plus inséré sous mon sac à dos et je suis parti en direction de Samaipata, sur mon chemin vers Vallegrande. Après quelques essais infructueux pour trouver un autobus, je me suis rabattu sur une coopérative de taxis locale, où on attend jusqu’à ce que le véhicule soit plein, puis on part. Des plaines de Santa Cruz de la Sierra, j’ai commencé tranquillement à remonter vers les Andes, en passant par les vallées. Toujours, des paysages incroyables.
À l’arrêt de Samaipata, je devais avoir la tête dans les nuages car j’ai oublié de descendre. Quand j’ai réalisé mon oubli, nous étions déjà trop loin. Tant pis, me dis-je, je peux bien continuer jusqu’à Vallegrande… Sauf que le taxi arrêtait à Maraina, une vingtaine de kilomètres plus loin. Tant pis, me dis-je, je vais attendre le prochain minibus pour Vallegrande… Sauf qu’une demie-heure plus tard, on m’a appris que le dernier micro était déjà passé. Tant pis, me dis-je, je vais retourner à Samaipata en taxi… Une chance que cette fois j’ai réussi, car les trois jours suivants furent débordants d’une agréable combinaison de bonheur béat et de farniente sans soucis.
Samaipata est un petit village bien tranquille, assez touristique pour avoir des «infrastructures d’accueil bien développées» (merci, cours de géographie du tourisme!), mais assez authentique pour se mêler facilement à la vie locale. Quelques cafés sympathiques, une auberge géniale à prix génial, un climat parfait. J’ai assez vite fait la connaissance de Daniel (allemand), Michelle et Margot (deux soeurs belges), Clint (canadien) et Derik (irlandais), avec qui je me la suis coulé douce. De longues matinées à lire au soleil dans un hamac, de longs après-midi à nous baigner sous des chutes et à déambuler dans le village, de longues soirées à parler de tout et de rien sur la terrasse de l’auberge, verre de vin à la main… Comme disait Daniel, c’est le genre d’endroit où on pourrait se réveiller après trois mois sans avoir vu le temps passer.
Mais bon, trois jours plus tard chacun repartait de son côté. Le 5, j’ai loué un vélo de montagne et j’ai pédalé/sué jusqu’en haut d’une montagne, pour visiter les ruines El Fuerte de Samaipata. Un bon 90 minutes de montée sans arrêt. L’attrait principal du fort est son immense pierre centrale, de plus de 200 m de long, sculptée, gravée, creusée. Certains disent qu’il s’agit d’une piste d’atterrisage pour ovnis… Dans tous les cas, lieu mystique bourré d’énergie. La descente de la montagne fût presque aussi dure que la montée, considérant la qualité de la route et du vélo, dont le pied retombait tout seul à la moindre bosse. J’ai survécu et je suis revenu juste à temps pour attraper le bus vers Vallegrande.
Enfin, presque. Le premier m’a passé dans la face. Mais il y en avait un deuxième, où j’ai pû me trouver une petite place assis par terre dans l’allée. Je me suis endormi… Au réveil, le bus s’arrête. Dehors, la Coopérative agricole Vallegrande. Wow ! Ce fût rapide ! Je débarque, marche jusqu’à la place centrale, demande à quelqu’un s’il pourrait me recommander un bon hostal à Vallegrande. Sa réponse négative et son regard dubitatif commence à me faire douter. Je reviens sur l’Avenue principale et réalise que… Bordel ! Je suis seulement à Mairana, à 20 km de Vallegrande… Il me semblait aussi que les taxis me disaient quelque chose.
Par chance, je réussis à embarquer dans le bus que j’avais manqué à Samaipata. Bondé lui aussi, je m’assois dans l’allée pour un trois heures de route de plus. J’arrive finalement à Vallegrande en fin de soirée. Au moment de payer une chambre, je réalise que je ne n’avais pas prévu passer trois jours à Samaipata. Ni y profiter de la vie autant. Il me reste une centaine de bolivianos (15$CA). Et ici, pas de guichet automatique. Tant pis, me dis-je en faisant un budget serré, je devrais pouvoir visiter Vallegrande le lendemain, partir vers La Higuera, visiter, dormir une nuit, attraper un véhicule quelconque et débarquer à Sucre le 7 en soirée. Sauf que, une fois de plus, quel fol optimisme…
Le lendemain matin, j’apprends qu’il n’y a qu’un camion par jour vers La Higuera, très tôt. Tant pis, me dis-je, nous sommes le 6 août, fête de l’Indépendance de la Bolivie, et je ne suis pas si pressé. Quelques parades plus tard, je visite la lavanderie de l’hôpital où fût montré au monde entier le cadavre d’Ernesto Che Guevara en 1967. Ainsi que le lieu où son corps et celui des autres guerilleros fût enterré en secret, avant d’être retrouvés et exhumés en 1997, pour êtres envoyés à Cuba.
Dimanche matin, 7 août, j’embarque dans un camion rempli de campesinos et nous partons vers La Higuera. Par montagnes et par vallées, parfois la tête dans les nuages, je débarque 5 heures plus tard à La Higuera après un court arrêt à Pucara. Au risque de me répéter, c’est à La Higuera que le Che a été capturé et exécuté en 1967, après 10 mois de guerilla contre le dictateur Barrientos. Le village est minuscule, une quinzaine de familles y vivent. Partout, des peintures en hommage au guerillero. Sur la place centrale, un buste gigantesque. Deux mini-musées (dont un dans l’école où il mourut), une intéressante bibliothèque et des montagnes partout autour. Après avoir fait le tour et parlé un peu avec les habitants (qui se rassemblent chaque dimanche soir pour jouer au ballon), je passe la nuit sur place. Le camion, le lit et le souper payés, il me reste un misérable 10 Bs en poche. Tant pis, me dis-je, je ferai du pouce jusqu’à Sucre.
Sauf que je dois d’abord retourner à Pucara, sur la route « principale ». Lundi, après 5-6 heures d’attente et aucun véhicule, Irma Rosado, vieille dame qui m’a cuisiné un souper la veille, me donne quelques pommes de terre rôties pour dîner, en échange de mes derniers sachets de thé. En prévision de moments difficiles, je mets une patate de côté… on ne sait jamais ! Puis, sac au dos, j’entame la marche vers Pucara, une douzaine de kms de montée plus loin. Après 45 minutes, un camion de bois m’embarque. À Pucara, j’attends jusqu’à 6h dans l’espoir d’attraper un véhicule vers Sucre. Rien. Les hommes du village me laissent passer la nuit dans la mairie, après avoir mangé un bout de pain que je trainais depuis Vallegrande et ma précieuse patate.
Mardi, au lever, je trouve deux biscuits soda qui traînent dans la mairie, ainsi qu’un fond d’eau dans une bouilloire, un fond de café dans une armoire et un fond de sucre à côté. Un légers remords de conscience me traverse l’esprit, mais je dérobe les dits biscuits et me fais un café.
Puis, de 8h à 18h, dans le froid et la poussière, j’attends sur le trottoir sur le bord de la mairie. Deux-trois autos passent dans la journée, mais toutes sont pleines. Je devais faire bien pitié sur mon trottoir, car en après-midi un homme est venu m’offrir un plat de riz et un morceau de poulet. Du maigre dos de poulet, il n’est resté que quelques os. La peau, le gras, même le coeur et les poumons qui y étaient, j’ai tout dévoré. Et encore une fois, j’ai mis la moitié du riz de côté.
Vers 17h30, un bus en direction de Sucre passe. Plein. Débordant de plénitude. J’ai failli en pleurer.
La mairie fermée, une heure de plus étendu sur un banc, à me demander ce que je devais faire. Je grommelais en maudissant mon infortune lorsqu’une très vieille dame est venue m’offrir de passer la nuit dans sa maison. Pas bien riche, elle m’a quand même donné deux bouts de pain et un thé. Je me suis endormi très vite.
Au lever, mercredi, rien à manger, rien à boire. La vieille dame m’a demandé 10 Bs pour le lit. Je lui expliqué ma situation, mais elle n’a rien voulu entendre. Je lui ai donc cédé mes 10 derniers bolivianos.
De retour sur la place, je grommelais en maudissant mon infortune lorsque…
Lorsque rien. De 8h à 18h, rien. Une auto vers Sucre, bien pleine. Et mes poches vides. Et hormis le petit peu de riz de la veille, mon ventre, aussi.
J’ai vendu mon sac de couchage à un homme du village. 60 Bs.
J’en ai sacrifié 2 pour m’acheter un petit paquet de biscuits sodas et 4 clémentines. Un festin ! Finalement, un autre bus passe. Aussi plein que la veille. Le chauffeur ne veut pas me laisser embarquer. Mais la vendeuse du mini-marché, témoin de ma déconfiture depuis trois jours, réussit à le convaincre. À genoux sur un sac de riz, dans une allée aussi bondée que les sièges eux-mêmes, sur une route qui mériterait à ses concepteurs la cour martiale, je quitte enfin Pucara. Six heures plus tard et 20 Bs de moins, arrêt obligatoire à Villa Serrano pour la nuit. Un léger hamburger et petite chambre minable me coûtent 22 Bs. Il m’en reste 16. Le lendemain matin, jeudi, j’enfile mes souliers (en fait, depuis 4 jours, je n’ai fait qu’enlever et remettre mes souliers pour dormir) et je vais quêter un bus pour Sucre avec mon peu de monnaie. Un chauffeur pas trop méchant me laisse embarquer. En route, je ressens un sentiment de délivrance intense. En milieu d’après-midi, enfin, je débarque à Sucre, capitale constitutionnelle de la Bolivie. Je dois même demander au taxi vers le centre-ville de me déposer près d’un guichet pour pouvoir le payer.
Après ces privations, je me paie la traite. Un bon hôtel avec salle de bains privée, une douche chaude, un grand lit. Je vais dîner à côté dans un restaurant allemand, où je rencontre avec plaisir Daniel, l’Allemand de Samaipata ! Mon premier breuvage en 40 heures, mon premier vrai repas en 3 jours, je me paie la traite avec un gratin de tomates au basilic et un gâteau au chocolat de 20 cm de haut. Et ca se poursuit en soirée dans un resto français, salade d’écrevisses, truite gratinée au rochefort, jus de papaye, salade de pétales de roses, puis dans un café, crèpe au bananes nappée de crème et de chocolat et capuccino-amaretto…
Après avoir sous-vécu pendant 4 jours, j’ai sur-vécu pendant quelques heures. Quel bonheur !
N’empêche, ça laisse un arrière-goût désagréable. Le touriste, lui, peu importe les mésaventures qu’il vit, peut toujours finir par retrouver un guichet automatique et la béate sécurité qui vient avec.
Depuis, j’ai visité une tonne de musées, une bonne quantité d’églises et une paroi de 100 m par 2 km remplie d’empreintes de dinosaures. Sucre est la capitale constitutionnelle de la Bolivie, mais surtout sa capitale culturelle, débordant d’art colonial, d’architecture baroque, d’églises splendides, de trésors inestimables…
Mais dans quelques heures, je pars vers Potosi. De là, je prévois aller à Uyuni, faire une expédition de quelques jours dans le Salar de Uyuni, traverser au Chili puis remonter vers le Pérou.
Café sucré
J’étais dans ce café à Sucre, coeur culturel de la Bolivie. Nous parlions français, anglais, espagnol, allemand, italien et même quelques mots de portugais. Je ne connais pas leurs noms. Ils ne connaissent pas le mien. Le temps d’une pointe de gâteau au chocolat, nous avons partagé nos origines et nos destinations. Bien que nos racines n’avaient rien en commun, nos branches ont frémi du même souffle un instant.
Et soudain je vois le monde entier.
De vos yeux.
Mon plus vieux frère en Allemagne. Rémi qui se promène en Europe. Adrien et Sophie en France. Dave, François G., Joëlle, Daphnée et Thomas au Vénézuela. François T. quelque part au Pérou. Bruno qui revient de Bolivie. Alex qui part bientôt pour l’Amérique Centrale. Émilie qui vagabonde toujours en Nouvelle-Zélande. Doum et ses 28 projets. Les autres qui m’échappent…
Quelle belle bande de voyageurs vous faites !
Le plus beau là dedans, c’est que nous reviendrons tous au Québec…
Avec des racines aussi entrecroisées et tenaces, ce n’est pas étonnant. Et encore plus naturel sera le feuillage foisonnant de vie auquel nos retours donneront naissance.
Dar a luz…
Mettre au monde un nouveau monde.
Mon frèrot, lui, se lance dans un autre voyage. Un qui les vaut tous. Enraciner un nouvel arbre dans une belle forêt comme la nôtre vaut toutes les ruines antiques du monde, aussi majestueuses soient-elles.
Que ceux qui restent partent.
Que ceux qui partent reviennent.
Et que ceux qui reviennent fassent l’amour.
À vous tous, mes amis, je lève mon sombrero.
Et à vous deux, Gabriel et Audrey, je voue toute mon admiration.