Ceci n’est pas un film

Productions Ceci n’est pas un film (origines du nom)

Le générique de plusieurs de mes réalisations documentaires produites depuis 2006 débute par la phrase «CECI N’EST PAS UN FILM». Après quelques secondes, les mots «productions» et «présente» apparaissent, transformant la phrase en «productions CECI N’EST PAS UN FILM présente». Puis, la phrase disparait, laissant la place à «Un film de Moïse Marcoux-Chabot».

On m’a questionné à plusieurs reprises sur la signification de cette introduction. Cette façon ambigüe de débuter mes films est tout à fait volontaire.

Il s’agit d’abord d’une référence explicite au tableau célèbre de Magritte La Trahison des images (1929). Le tableau représente une pipe, peinte de façon réaliste. Sous l’illustration, Magritte avait inscrit «Ceci n’est pas une pipe», ce qui semble absurde à première vue. L’image trahit bel et bien celui qui la regarde, toutefois, car «ceci» n’est pas une pipe, mais une représentation distincte de l’objet réel, que l’on ne peut ni toucher, ni bourrer, ni fumer, ni regarder sous un autre angle.

En débutant mes films par «Ceci n’est pas un film», j’induis immédiatement un doute quant à la véracité de ce que l’on s’apprête à regarder. Tout film documentaire, même s’il devait être réalisé avec le plus grand souci d’objectivité, demeure une reconstruction partielle et partiale de la réalité. Ce choix a été fortement influencé par la lecture de Picturing Culture, un livre de l’anthropologue américain Jay Ruby, dans lequel il affirme que «les réalisateurs de films ethnographiques doivent rappeler à l’audience que « Ceci est un film », et non la réalité. Les spectateurs peuvent tirer du plaisir de l’illusion à laquelle ils participent en autant qu’on leur présente très clairement qu’ils sont devant une représentation construite par un réalisateur motivé à leur montrer une vision particulière du monde» (Jay Ruby, Picturing Culture, 2000: p.278).

L’ambiguïté est cependant double dans mon cas, car je pourrais simplement rappeler que «Ceci est un film». À la différence du mot «pipe», il est évident et reconnu que le mot «film» désigne une représentation, comme le mot «tableau». Pourtant, des générations de spectateurs ont construit des attentes par rapport au film. De façon générale, tout concourt, au cinéma, à amplifier l’illusion de vraisemblance, à faire oublier que ce que l’on y voit n’est qu’image. Dans la catégorie historiquement construite du cinéma documentaire, cette illusion de vraisemblance est souvent même amplifiée par l’exposition des mécanismes du film: micro qui demeure dans le champ, brève vision d’un membre de l’équipe de tournage au travail, etc.

Pour ces spectateurs, pour chacun de nous lorsque nous reprenons le rôle de spectateur, l’effet de restitution de la réalité semble évident à un point tel que l’affirmation «Ceci est un film» ne serait pas comprise comme «Ceci n’est qu’un film». J’ai donc choisi de dire le contraire et de créer ainsi une aporie, un problème rationnel apparemment insoluble, en posant indirectement une question au spectateur, le forçant à trancher entre deux affirmations. Certes, je lui fournis moi-même une solution en précisant que la phrase «Ceci n’est pas un film» pourrait désigner simplement la maison de production. Mais, la possibilité lui est offerte, dès les premières images, de passer d’un rôle passif à un rôle actif, de devenir spect-acteur, conscient de son propre travail d’interprétation.

Les cinéastes et les artistes visuels en général font davantage confiance aux images qu’aux mots. Les anthropologues et les scientifiques ont plutôt tendance à craindre l’image et lui préférer l’écrit. Dans mon cas, en introduisant un film par le texte «Ceci n’est pas un film» aussitôt démenti, je ne laisse la chance ni à l’image ni au mot de faire valoir une quelconque supériorité sur l’autre.

Évidemment, tout ceci n’est que volonté de ma part. Au final, le spectateur perçoit ce générique qui défile en quelques secondes d’une façon qui n’appartient qu’à lui seul.