À la mémoire de Florian Levesque

En mai 2013, j’ai entendu parler pour la première fois de Florian Levesque, alias Monsieur Flo ou LeVêKe, conteur d’émotions. J’étais à l’école secondaire de Bonaventure, en train de filmer un atelier de slam donné par Bilbo Cyr. J’avais rencontré celui-ci pour la première fois quelques heures plus tôt, juste avant le début d’une soirée de slam à la boulangerie La Pétrie, en plein festival des Mots-Parleurs. Vers la fin de son atelier, Bilbo a récité un texte à la mémoire de Flo, son mentor, quelqu’un qu’il disait avoir aimé beaucoup.

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Bilbo Cyr dans Lespouère.

Le lendemain matin, j’ai filmé le slameur gaspésien chez lui, en train de planter des arbres et de me partager ses inspirations, ses craintes et ses aspirations. Par la suite, lors du montage de Lespouère, le documentaire qui a pris forme à partir de ces tournages, c’est le poème en hommage à Florian Levesque qui s’est imposé naturellement pour introduire et conclure le film.

Heille Monsieur Flo,
depuis que t’es parti en haut
assis sur ton tracteur volant
pour labourer le firmament…

Heille Monsieur Flo, j’m’ennuie d’ta gueule
je l’sais je l’sais, c’tait pas la seule.
Pis si j’veux encore des problèmes,
j’suis bin capable d’m’en faire moi-même.

Heille Monsieur Flo, t’es parti vite
et d’une manière un peu subite.
Ça a fait l’affaire des hypocrites
et de leur morale de terre cuite.

Heille Monsieur Flo, mon héritage
s’incarne chaque jour dans mon langage
chaque fois que j’contredis les sages
et que j’refuse d’rentrer dans’cage.

Heille Monsieur Flo, toutes tes histoires
ont pris racine dans ma mémoire.
Pour tuer l’temps j’cultive lespouère,
j’me dis qu’il doit encore en avoir.

Heille Monsieur Flo, je me souviens
qu’avec un sourire en coin
tu savais manier le pantin
et faire détaler les requins.

Heille Monsieur Flo, ils sont r’venus
avec leurs histoires de tordus
nous dire que pour sortir du trou
bin fallait creuser jusqu’au bout,
nous dire que pour sortir du trou,
bin fallait creuser jusqu’au bout…
– Bilbo Cyr

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Florian Levesque à Belledune, 2005, photo Michel Goudreau.

J’ai ainsi découvert qui était Florian Levesque, conteur acadien du Nouveau-Brunswick, bien connu pour son engagement culturel et environnemental et ses prises de parole imagées et passionnées. Il était décédé subitement le 23 mars 2012 à l’âge de 53 ans, emporté par un malaise cardiaque en faisant son jogging quotidien. La notice biographique saluant son départ le décrivait ainsi:

«Journaliste au début de sa carrière […] il publiait des livres pour enfants [avec sa maison Les Éditions du Tracteur Volant] et a créé le personnage de Monsieur Flo, conteur haut en couleurs. Plus tard, il a ajouté le personnage de Lévêke pour rejoindre le public adulte avec son message environnementaliste, unificateur et spirituel. Il a présenté ses spectacles partout au Canada et en Europe.

Sur le plan communautaire, il a été engagé dans la lutte contre les changements à l’Assurance-emploi, un mouvement appuyé par les communautés acadiennes, québécoises, anglaises et autochtones de la région. Plus tard, il s’est fait remarquer comme catalyseur dans la lutte contre l’implantation de l’usine de traitements de sols contaminés Bennett. Cette lutte a aussi rassemblé les différentes communautés de la région et sa réussite était pour lui une grande fierté.

Avec les membres de la Coop environnement-vie, il organisa des projets porteurs d’espoir comme des conférences sur des thèmes tels les médecines alternatives et un projet d’école de la forêt. Il exprima aussi son avis sur la politique, l’environnement, la communauté et la vie en générale dans un billet hebdomadaire dans le journal provincial l’Étoile. Florian Levesque aura incité les gens de sa région à la réflexion, à prendre parole et à agir.»

J’ai vite compris l’impact immense que Flo avait pu avoir sur Bilbo Cyr et la population de la Baie-des-Chaleurs. La lutte de huit ans contre l’implantation d’un incinérateur de déchets toxiques à Belledune, victorieuse, a marqué les imaginaires en donnant un exemple concret de la capacité de mobilisation d’une collectivité solidaire déterminée. Plusieurs hommages lui ont été rendus, incluant une émission spéciale de deux heures avec ses proches sur les ondes de CIMF et le texte «Fils de conscience, fils de liberté, Acadien de cœur» par Rino Levesque et Sylvie Gallant.

Le lendemain de son décès, Florian Levesque devait participer au lancement d’une nouvelle coalition sur les thèmes du gaz de schiste et du pétrole, Éco-Vigilance Baie-des-Chaleurs. Je n’ai pas eu la chance de connaître ce conteur engagé en personne, mais deux ans jour pour jour après son décès, je partage quelques uns de ses derniers mots, pour à mon tour saluer sa mémoire et rappeler ce qui poussait cet homme à se battre et à créer.

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Spectacle de Monsieur Flo «Des contes plein la buche», photo Denis Noël Mostert.

Monsieur Flo dans ses propres mots

2 janvier 2012:

«J’habite sur un territoire qui s’appelle le Gespe’gewa’gi, le septième district de la Nation Mi’gmaq. (Peuple autochtone de l’est du Canada). Le mot fréquemment utilisé pour désigner un « chef » dans leur langue est « Saqamaw », ce qui se traduit de la manière suivante:

Saqamaw: Mot qui est généralement utilisé pour qualifier un chef ou qui reconnait celui qui est leadeur de toute communauté autochtone. Le mot signifie « distributeur » ou celui qui s’assure que chacun reçoit sa part juste des biens communautaires sans égard à son rang social, son âge ou son sexe.

Pour 2012, je nous souhaite des saqamaw en guise de chefs de nos nations, parce que c’est dans le partage que se trouve la paix!»
– Florian Levesque, Statut Facebook

12 février 2012:

«À la lumière de l’actualité internationale qui nous rapporte des faits concernant la déchéance du système économique, les guerres que mènent des nations pour voler à d’autres leurs ressources naturelles, la destruction de notre environnement naturel et la prise du pouvoir par des partis religieux ou réactionnaires à travers le monde (y compris en occident), j’ai l’impression que l’humanité se débat dans son enfer quotidien. Que sortira-t-il de ce chaos?

Je n’en sais trop rien. Pourtant, malgré le pessimisme qui nous entoure, je conserve toujours l’espoir que des lendemains meilleurs viendront s’installer sur cette planète. J’ai l’impression qu’un jour, l’humain découvrira collectivement que la course qu’il mène présentement pour accumuler toujours plus d’argent ne mène nulle part, sinon à la destruction de notre propre vie sur la planète Terre. Je suis aussi persuadé que l’illusion qui pousse les gens à croire que le bonheur se trouve dans la célébrité et la gloire connaîtra sa fin un jour. Il suffit de regarder comment vivent certains gens riches et célèbres pour se rendre compte que le modèle de vie qu’ils nous offrent n’est porteur, ni de bonheur, ni d’avenir.

Je conserve aussi l’espoir qu’un jour, les humains se rendront compte que les personnes qui occupent le pouvoir n’ont souvent que faire des besoins fondamentaux et essentiels de chacun de nous et des générations qui nous suivront. D’ailleurs, n’est-ce pas le système financier qu’ils défendent qui a engendré des concepteurs de magouilles, extrêmement ingénieux et perfides, qui ont réussi à s’enrichir aux dépends des autres avec le prix que nous devons maintenant tous payer. Parfois, je me demande si nous ne sommes pas en train d’assister, sans en être conscients, à l’écroulement de la civilisation occidentale qui, vautrée dans ses excès, assiste impuissante à sa propre déchéance. J’ai même l’impression que les dirigeants politiques, au lieu de corriger les excès en adoptant des lois destinées à ramener de l’ordre dans l’empire préfèrent se lancer dans une fuite en avant qui mène à de nouveaux excès qui se concrétisent en guerres et en mesures économiques destinées exclusivement aux riches avec pour résultat que la déchéance s’accélère. L’histoire nous a donné des exemples de chutes des empires. Qu’il suffise de penser à Rome, à l’Égypte des pharaons ou à l’empire des Mayas. Aujourd’hui, il ne reste de ces mondes que des monuments anciens transformés en simples attractions touristiques.

La quête d’accumulation de la richesse n’est pas l’apanage exclusif de la classe dirigeante constituée pour l’essentiel des riches gens d’affaires qui ont à leurs côtés leurs gentils toutous politiques qui veillent à protéger leurs intérêts et leurs biens. Nous sommes tous, plus ou moins affligés par le désir d’avoir et de posséder. Il suffit de se promener un peu aux alentours pour voir la taille des maisons qui n’abritent plus qu’un ou deux enfants, la dimension et le luxe des voitures qui ont pour fonction première de nous apporter d’un endroit à un autre et notre incessante quête à gagner le gros lot d’un million de dollars pour se rendre compte que chacun d’entre nous est une partie d’un engrenage complexe. Est-ce que nous contribuons à nourrir cette machine qui elle-même dévore notre humanité?

Pourtant, j’ai la certitude qu’à cette quête d’avoir, succèdera une époque qui donnera toute la place qui revient a tout simplement « être ». Un jour viendra où l’humanité prendra plaisir à respirer l’air frais hautement oxygéné d’un grand arbre qui aura aussi l’immense générosité d’ouvrir grand les bras pour accueillir les enfants dans son feuillage?»
– Florian Levesque, statut Facebook

14 février 2012:

«Ainsi, hier soir, j’étais dans une groupe d’alphabétisation de Québec pour parler de la puissance de la parole dans l’existence humaine. J’ai lu de la poésie devant des personnes en processus d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Au cours de la lecture, un apprenant, ancien motard, m’a demandé de lui expliquer ce qui signifiait des mots de mon poème. Moment exceptionnel parce que c’est dans ce genre d’échange que la conscience s’aiguise pour tous. La question est vérité, pas la réponse! Les gens privé des mots et de l’art ont une faim incroyable de beauté. Il faut aller les voir parce qu’ils ont tellement à nous donner.

À la fin, l’ancien motard a dit qu’il se sentait heureux comme un enfant à l’âge de 3 ans. Il m’a demandé une copie de mon poème que je lui ai donné avec plaisir. J’ai finalement complété ma présentation par un conte. Les gens ont participé avec grand plaisir. Pour voyager, nous n’avions que des mots et notre imagination. Quand mon contre fut terminé, après beaucoup de rires et de participation, un apprenant, ancien bûcheron, m’a demandé: « Les petites branches (que j’avais décrites et qui étaient seulement dans notre imagination) que tu nous a demandé de casser, est-ce que c’était des branches de sapins? » Sa question, à mon avis, illustre à merveille la puissance de la parole.»
– Florian Levesque, statut Facebook

22 mars 2012:

«En installant les chalumeaux dans la chair des arbres, je pouvais voir les gouttes tomber une à une dans le tube translucide qui les apportait, par gravité, jusqu’au grand réservoir installé en bas de la côte, à côté de la cabane à sucre de mes parents. En observant l’écoulement de la sève, la nature me révélait que la vie, après l’hiver, recommençait sa marche irréversible vers l’abondance. À plusieurs reprises, pendant que mon travail avançait, je m’arrêtais pour observer le lent mouvement des gouttes ne pouvant m’empêcher de le comparer à la circulation du sang dans mes propres veines. C’est dans de tels moments qu’on apprécie d’être vivant sur cette terre tellement magnifique! […] De toute manière, le temps n’est pas très loin où les prix du pétrole nous forceront à acheter localement notre nourriture. Accélérons ce mouvement, car après tout, n’est-ce pas dans les campagnes qu’on trouve les veines de la vie?»
– Florian Lévesque, «Les veines de la vie», dernière chronique publiée dans L’Étoile la veille de son décès

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Spectacle de LeVêKe, photo Simon Goulet.

C’est à travers les mots de Bilbo Cyr que j’ai connu Monsieur Flo. C’est un honneur de pouvoir faire revivre à mon tour, par un film, la rencontre avec ces deux hommes qui enracinent l’espoir dans nos mémoires.

Merci pour ton souffle de vie, Florian, érable géant de cinquante-trois printemps.


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